Votre vie privée en ligne n’est pas une utopie

La vie privée en ligne et en dehors, une continuité sans fin

La confidentialité en ligne est un sujet qui est de plus en plus au cœur des débats publics et personnels, mais qu’entend-on par là ?

La notion de vie privée est définie par les individus, chacun n’en aura donc pas la même définition. Pour Camille, la vie privée « représenterait un ensemble d’informations personnelles que je décide de ne pas partager publiquement », alors que, pour Laurent et Alex, cela va plus loin. Pour eux, la notion de vie privée renvoie notamment au respect des données personnelles qu’ils choisissent de partager ou non, tout comme au respect de celles des autres. Tout le monde devrait avoir le droit d’être averti des risques.

Musée des Confluences, Lyon, 2018 © Clément BERNARD-GUILLERMINET

« La vie privée (du latin privatus – séparé de, dépourvu de) est la capacité, pour une personne ou pour un groupe de personnes, de s’isoler afin de protéger son bien-être. » – Wikipédia

Utiliser des logiciels libres et/ou open-source : jusqu’où peut-on se protéger ?

Volonté de « contourner le système » via les communautés Reddit r/piracy notamment, dans lesquelles certaines personnes combattent les GAFAM grâce à plusieurs alternatives.

Il semblerait que pour faire face aux géants du numérique, de façon efficace, il faudrait que ce soit une passion, selon ce que nous confient Laurent et Alex, sans quoi l’intérêt serait vite perdu.

Une des barrières pour accéder à l’information et à la protection des données personnelles en ligne passe en effet par l’accès à l’information, ce qui suppose du temps et de l’investissement. Sur les forums dédiés à la vie privée en ligne on peut trouver des tutoriels à destination des plus démunis- sur le plan informatique- mais ces informations restent tout de même difficiles d’accès pour la plupart : on peut s’apercevoir en faisant partie de ces communautés que les membres les plus actifs sont aussi les mieux informés.

Duttlenheim, 2020 © Clément BERNARD-GUILLERMINET

Pour mettre en place un système efficace, on parle de threat model, on commence par décrire l’environnement numérique dans lequel on aimerait évoluer en prenant en compte tous les paramètres liés à la vie privée : ce qu’on souhaiterait protéger, ce que l’on peut se permettre de faire et les connaissances de base nécessaires. Bien que la plupart des gens utilisent sans le savoir des logiciels libres, pour la majeure partie de la population changer de logiciel est une une tâche compliquée.

Dans l’interview de Camille, nous avons compris qu’étant un utilisateur non averti chercher des solutions ou des alternatives au logiciel qu’il utilisait serait une tâche trop compliquée. Pourtant les communautés dédiées à l’Open source et au logiciel libre cherchent depuis longtemps à proposer des solutions ouvertes à tous. Mais encore faut-il être informé de leur existence et vouloir les chercher. Pour beaucoup le logiciel libre apparaît comme quelque chose de non sécurisé. C’est ce que nous a dit Camille: pour lui, le fait que le code soit ouvert à tous apparaît comme une faille, qui serait donc plus sensible aux hackers.

Au fil des discussions avec nos enquêtés nous nous sommes rendus compte de la diversité de leurs utilisations du numérique. Comme beaucoup de nos proches, Camille utilise plusieurs fois le même mot de passe, la même adresse mail, les mêmes pseudos, sans vraiment « délimiter » son activité professionnelle de son utilisation personnelle.

MUDAM, Luxembourg, 2020 © Clément BERNARD-GUILLERMINET

Ce qui au départ pouvait s’apparenter à du piratage devient pour certains, comme Alex et Laurent, un combat contre les géants du numérique. Pour tous les deux, leur sensibilisation aux enjeux de la protection de la vie privée commence dans l’adolescence avec le piratage de contenus audiovisuels (des films, des séries ou encore des jeux vidéo). Lorsque Laurent a dû faire face à un courrier d’Hadopi et à la punition parentale qui s’en est suivie, il a dû prendre conscience de ces enjeux. Alex, elle, continue toujours de pirater et « bidouille » ses téléphones (flash d’OS et jailbreak). C’est à partir de ces pratiques illégales que Laurent et Alex ont été conduits à explorer les communautés de projets open-source et se sont frayé un chemin autour du libre. En se formant grâce à ces fréquentations, la protection de leurs données personnelles est devenue un intérêt puis une passion. Ils expliquent qu’ils compartimentent et séparent leurs différentes activités selon plusieurs paramètres. Ils utilisent plusieurs adresses mail, utilisent des alias (SimpleLogin, AnonAddy, …) différents pour chaque site, utilisent un gestionnaire de mots de passe open source, qui a bénéficié d’un audit indépendant de sécurité. Ils nous expliquent qu’ils en vérifient la mention ainsi que le code quand c’est possible. Alex, lorsque ce n’est pas possible, se repose sur la communauté de la vie privée pour choisir ses applications.

L’utopie concrète est un monde basé sur le « non encore advenu ». Le logiciel libre n’a jamais prétendu construire l’infrastructure parfaite, le logiciel parfait ni le meilleur des mondes possibles ; ce n’est pas un mouvement romantique.

Christopher M. Kelty

Javel, Paris, 2021 © Clément BERNARD-GUILLERMINET

Comment ces trois profils, du même âge, peuvent-ils avoir une sensibilité si différente vis à vis de la protection de la vie privée ?

Comme nous le précise Laurent, cela s’expliquerait par le fait qu’il faut avoir une passion, un intérêt pour la vie privée en ligne et l’envie d’améliorer son hygiène numérique. Cela nécessite un nouveau mode de vie et de nombreux compromis. Passer par des solutions que certains jugent plus complexes, abandonner certains programmes au profit d’autres, accepter la phase d’apprentissage.

Javel, Paris, 2021 © Clément BERNARD-GUILLERMINET

Tout commence dans leur adolescence, ce sont des enfants qui piratent des logiciels, des jeux vidéo, des séries faute d’avoir les moyens de les acquérir, et qui se sont tournés vers des forums d’aide en ligne. Alex s’est retrouvé face à une nébuleuse de « topics » ayant trait au piratage mais aussi à la vie privée en ligne. C’est ainsi qu’elle s’est retrouvée à faire plus attention à ses comportements en ligne et à améliorer certains paramètres de ses usages. Tous deux estiment qu’avoir eu cette expérience les a incités à devenir des « défenseurs » de la vie privée en ligne et en dehors (puisqu’elles sont inévitablement liées). Grâce à leurs connaissances, ils ont pu apprendre à réduire l’exposition et le recueil de leurs données.

Ils ont tenté de convaincre leurs proches d’améliorer eux aussi leur hygiène numérique, non sans difficultés.

Javel, Paris, 2021 © Clément BERNARD-GUILLERMINET

Les logiciels libres mènent parfois la vie dure

Camille nous a confié avoir une mauvaise image des logiciels libres du fait que le code en est accessible à tous. Il reconnait avoir un biais cognitif. Pourtant, selon une étude de Tidelift, sur 226 projets sondés, 92 % utilisent des librairies open-source. De plus, une partie du gouvernement français utilise également Linux.

 

Alex a pu convaincre un ami de passer à Signal sauf que cette application ne lui sert qu’à la contacter, étant donné que, dans son propre cercle, personne d’autre ne l’a installée. Ainsi, elle ne deviendra pas son outil principal de communication mais plutôt une énième application de chat. Cela illustre un problème majeur : notre changement d’habitudes numériques ne peut se faire seul. Alex dans cette démarche a aussi convaincu sa famille depuis plusieurs mois, mais ses proches ne l’ont pas diffusé dans leurs cercles.

Le premier pas a été de l’imposer comme seul et unique moyen de contacter Alex : certains de ses amis l’ont accepté mais pas tous. C’est donc un travail quotidien que d’amener le changement dans sa famille : « on nous perçoit comme des extrémistes ». Pourtant en exposant les faits, « il semble parfois plus simple de les amener sur notre terrain et d’ouvrir la discussion ».

Il existe des alternatives aux solutions commerciales. Depuis des années, des communautés se sont assemblées pour proposer d’autres outils aux utilisateurs qui respectent leurs liberté(s). Le logiciel libre est fondamentalement bâti sur la liberté des utilisateurs à en disposer.Ils ne sont pas plus difficiles à prendre en main que les autres.

 Expérience de Laurenti

Laurent est passé sur macOS vers 2018, à la recherche d’un écosystème fermé qui serait « plus sécurisé ». La cybersécurité commence à l’intéresser, il cherche à ne plus être vulnérable en ligne. Il a un regain d’intérêt au moment de chercher un gestionnaire de mots de passe gratuit et découvre Bitwarden. Il découvre d’autres programmes défendus par les mêmes communautés. En 2021, il décide de faire un mémoire sur ces services plus respectueux de la vie privée avec plus de confidentialité lié à la photographie.

 

iLes prénoms des personnes citées ont été changés afin de respecter leurs confidentialités.

Démarche photographique :

Ces images incarnent la puissance et l’inaccessibilité. Les photographies de bâtiments bruts et graphiques à la Soviétique interpellent. Les arêtes sont cassantes, la porosité du béton est apparente, le grain argentique l’explore. Ces masses envahissantes prennent dans l’image une proportion qui empêche le spectateur de s’échapper. Muet de modulation, les ciels remplissent l’absence. Aucun exutoire en vue.

Les tons noirs profonds nous intrige mais happent notre imaginaire dans le néant. Une vision neutre, une attention portée aux formes, aux matériaux et au contraste sont portées par l’usage du monochrome.

La symétrie dans la composition et les façades des bâtiments accentuent la droiture et l’impénétrabilité que sont les géants du numérique. La place de l’Homme n’est visiblement pas ici.

Deux de ces images traduisent la vie, un arbre et trois arbustes. Enfin une issue ?

Ressources :

CARDON, Dominique, 2010. La démocratie Internet: promesses et limites. Paris : Seuil. ISBN 9782021026917

​​​​​​​Hygiène Numérique, [sans date]. Hygiène Numérique. [en ligne]. [Consulté le 30 novembre 2022]. Disponible à l’adresse: https://www.hygiene-numerique.com/Pour une vie numérique respectueuse de soi et des autres

JOIGNOT, Frédéric, 2019. La surveillance, stade suprême du capitalisme ? Le Monde.fr [en ligne]. 14 juin 2019. [Consulté le 7 octobre 2022]. Disponible à l’adresse : https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/06/14/la-surveillance-stade-supreme-du-capitalisme_5476001_3232.html

TUBARO, Paola, 2018. 9. La vie privée, un bien commun ? Regards croisés sur l’économie [en ligne]. 2018. Vol. 23, n° 2, pp. 129‑137. [Consulté le 30 octobre 2022]. Disponible à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2018-2-page-129.htm

ZACCHIROLI, Mathieu O’Neil, Laure Muselli, Fred Pailler & Stefano, 2022. Le pillage de la communauté des logiciels libres. Le Monde diplomatique [en ligne]. 1 janvier 2022. [Consulté le 9 octobre 2022]. Disponible à l’adresse : https://www.monde-diplomatique.fr/2022/01/O_NEIL/64221

1. (The Free Software Foundation (FSF) 2022) : Notre traduction :  » software that respects users’ freedom and community »

L'auteur.e

Le.la photographe

D'abord attiré par les sciences, Clément BERNARD-GUILLERMINET est finalement formé aux études littéraires en surplomb d'une culture anglophone. Après une première formation en photographie (BTS à Saint-Dié, 88), il entreprend d'approfondir ses connaissances techniques et esthétiques à l’École Nationale Supérieure Louis-Lumière (Cité du Cinéma, 93). Il concilie numérique et argentique dans le domaine professionnel, mais il reste attiré par le temps long des 36 poses dans sa pratique personnelle.
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