Les jeux vidéo sont conçus pour susciter des émotions aussi fortes que variées ‒ l’accomplissement, la joie, la tristesse, l’incertitude, la déception et la frustration. Des sentiments, qu’un joueur ne parvient pas à maîtriser facilement. Le contrôle des émotions dépend non seulement du type de jeu, de la motivation et du but du joueur, mais aussi du caractère de ce dernier. Les joueurs doivent ainsi faire face à des échecs, des tricheries et des injustices et chacun développe sa manière propre d’y réagir.
« Quand je suis déçu par un jeu, je vais arrêter d’y jouer pendant deux jours. Mais entre-temps, j’ai besoin de jouer à un autre jeu. »
Chris, 23 ans, joueur professionnel
Lorsqu’ils sont immergés dans un jeu vidéo, les joueurs traversent souvent des moments difficiles qu’ils ne sont pas toujours en mesure de gérer. Alors, ils recourent à diverses stratégies dans le but de canaliser leurs émotions. Certains joueurs, comme Chris, acceptent difficilement les défaites et continuent à jouer à d’autres jeux leur permettant de prendre du recul et de revenir plus forts. D’autres, comme Céline et Léo, recommencent le même jeu. Au pire, s’ils continuent à perdre, ils considèrent que ce n’est pas un bon moment et ils arrêtent de jouer.
Des impacts émotionnels et attentionnels pour capter les joueurs
Les jeux vidéo ont des impacts sur l’attention et les émotions des joueurs. Les industries vidéoludiques développent divers mécanismes afin de toucher un large public et de garder captifs leurs joueurs. Selon James Gee, [1] professeur à l’Université d’Arizona, les jeux vidéo minimisent souvent les conséquences de l’échec. Le joueur peut recommencer le jeu à partir de sa dernière sauvegarde. Il est ainsi encouragé à prendre des risques, à explorer de nouvelles possibilités et à rester sur la plateforme. Le jeu vidéo donne souvent l’information « au bon moment », autrement dit, quand les joueurs en ont besoin. Le jeu propose toujours une nouvelle difficulté qui exige du joueur de repenser sa stratégie. Le joueur est ainsi incité à accéder à un niveau plus élevé de maîtrise.
Complexité des émotions
Les émotions deviennent en effet l’objet de stratégies commerciales et l’un des vecteurs les plus importants du développement du capitalisme. Eva Illouz, [2] sociologue, parle ainsi de la marchandisation émotionnelle et nous explique que les émotions ne sont pas uniquement associées à des produits de consommation, mais qu’elles sont aussi devenues des marchandises. De cette manière, le consommateur produit les émotions qu’il est en train de consommer. C’est le cas avec nos joueurs face à trois niveaux d’émotions suscitées par le jeu vidéo. En jouant, tout d’abord, le joueur ressent l’émotion provoquée par ce jeu. Ensuite, il éprouve celle qui est propre à son caractère et à sa personnalité. Mais, finalement, il exprime sur la plateforme une autre émotion, celle qui est socialement acceptable.
Selon Eva Illouz, le capitalisme vise à exploiter les flux émotionnels et l’imagination de l’utilisateur pour créer des biens de consommation qui, en retour, mobilisent les désirs et les émotions des joueurs. Nous risquons alors de ne juger la réalité de notre existence qu’au travers des émotions suscitées par les marchandises et ainsi de perdre l’authenticité du rapport à nos émotions.
Trois jeux, trois types de joueurs
Pour mieux appréhender le travail émotionnel suscité par les industries vidéoludiques, nous avons mené trois entretiens avec trois types de joueurs différents. Céline, Léo et Chris ont entre 22 et 28 ans. Les deux premiers sont étudiants et le dernier est un joueur professionnel qui a arrêté ses études pour se consacrer entièrement à l’e-sport.
Céline aime jouer de temps en temps à « Brothers : A Tale of Two Sons ». Il s’agit d’un jeu d’aventure qui met en scène deux frères partis dans des contrées lointaines à la recherche d’un remède pour leur père malade. Pour y réussir, ils doivent résoudre diverses énigmes. Léo est passionné par « The Legend of Zelda », également un jeu d’aventure avec des énigmes à résoudre, mais qui s’inscrit plutôt dans le registre du combat, de l’exploration avec des quêtes secondaires. Link, le personnage principal du jeu, doit libérer le royaume d’Hyrule et sa princesse Zelda des mains du seigneur du Mal, Ganon. Léo aime aussi « Street fighter », un jeu de combat qui met en scène deux joueurs s’affrontant face à face jusqu’à faire décroître la barre de vie de l’adversaire à zéro. Le joueur professionnel, Chris, joue principalement à « Street fighter ».
Trois registres émotionnels
Ce qui les lie, tous les trois, c’est leur goût pour les jeux vidéo depuis l’enfance. Mais par contre, leur source de motivation et leur but sont différents.
Céline est attirée par la narration bien ficelée. Elle aime surtout le côté réflexif du jeu qui traite des sujets comme : l’enfance, la maladie, le deuil, le dépassement des peurs, la maturité. Pour Léo, le jeu vidéo représente un pur plaisir et un accomplissement ; il y consacre beaucoup de temps, parfois 24 heures sur 24.
Chris, pour sa part, est un joueur e-sport, un vrai professionnel depuis cinq ans. Le jeu n’est pas pour lui un simple divertissement. Aujourd’hui il a un sponsor anglais et considère le jeu comme un travail exigeant et stressant. Il doit s’entraîner et faire sans cesse ses preuves afin d’être en forme et de rester parmi les meilleurs. Grâce à la musculation et la course qu’il pratique, il réussit à concilier sa force physique et mentale. On aperçoit chez lui un énorme travail sur soi et celui de mise à distance qui est nécessaire afin de pouvoir vivre de ce métier.
Se laisser prendre par ses émotions ?
À travers son jeu, Céline éprouve une grande palette d’émotions qui va de la plus grande joie à la plus grande tristesse. Une variation des émotions due aux mécaniques de collaboration entre deux frères, des spécificités de l’un et des facultés de l’autre pour réussir à surmonter un problème.
À certains moments, le grand frère s’occupe de son petit frère qui a peur de l’eau. À d’autres moments, la situation s’inverse quand le petit frère réussit à nager. Ce moment est révélateur de l’accomplissement, du fait que le petit frère grandit, dépasse ses peurs et « c’est assez fort », raconte Céline. Le jeu ressemble à un conte emprunté à l’univers de l’enfance. Céline a les larmes aux yeux en jouant à ce jeu qui la touche beaucoup et la pousse à réfléchir.
Elle éprouve de la joie et de l’enthousiasme, notamment dans cet épisode où les frères se retrouvent en volant sur le dos d’un oiseau. La musique et la scène elle-même créent le sentiment du bonheur, de la beauté et de la liberté. Ce jeu vidéo lui permet de vivre des expériences uniques. Il résonne avec la sensibilité naturelle de Céline et la rend encore plus sensible à d’autres œuvres d’art et moments de la vie.
Elle trouve que toutes les émotions doivent toujours être exprimées, vécues et qu’il est très important de les assumer et non de les refouler. On peut conclure que Céline choisit des jeux qui correspondent à sa personnalité et qu’elle se laisse prendre facilement par ses émotions.
L’univers fictionnel ‒ un choix de l’éditeur
Quand une personne disparaît dans le jeu, Céline est triste. Il s’agit d’un questionnement sur le deuil de la mère des deux frères. Accepter la tristesse conduit à accepter le deuil en général. Il est important d’éviter de ressentir de la frustration concernant ce triste événement et de se résigner à l’histoire telle qu’elle est. L’injustice est présentée comme une épreuve qui fait grandir, surpasser les injustices et aller de l’avant. C’est une expérience que Céline vit à fond, même si cela reste un jeu vidéo.
Céline a bien conscience que c’est aussi un choix de l’éditeur qui l’amène à vivre ses émotions. Le fait est théorisé par Eva Illouz qui explique que nous nous immergeons dans l’univers du cinéma, même si nous savons qu’il est fictionnel et créé par d’autres. C’est aussi le cas avec des jeux vidéo.
Passer suffisamment du temps sur un jeu
« The Legend of Zelda » permet à Léo d’évoluer sur une grande carte, de partir en exploration. Il vit ainsi toutes les émotions liées à l’inattendu, l’excitation et le sentiment de danger. « Tu ne sais pas où tu vas et pour savoir, tu n’as pas d’autres choix que d’aller partout. Il n’y a pas d’aide, il n’y a rien qui te l’indique. Donc il faut découvrir », nous explique Léo avec enthousiasme.
Dans les jeux de combat, ce côté d’exploration et de liberté est aussi présent. Pour évoluer, il faut réfléchir comme l’adversaire. Il est indispensable d’adopter une stratégie pour le vaincre. Parce que Léo n’affronte pas une intelligence artificielle, mais de vrais joueurs. Il est toujours à la recherche de stratégies pour des jeux difficiles. Sa stratégie consiste à ne pas aller au bout du jeu pour en finir rapidement, mais à faire un beau jeu en expérimentant tout un éventail de ce que l’on peut réaliser. Cela demande de la dextérité, d’avoir passé suffisamment de temps sur le jeu pour développer des compétences qui lui permettent de réussir plus facilement là où les autres prennent beaucoup plus de temps.
« Le travail du clic »
Dans leur ouvrage « Le Web affectif », Alloing et Pierre [3] expliquent comment, en exposant nos humeurs sur le Web, nous devenons des travailleurs affectifs du « digital labor ». C’est ainsi que Léo donne gratuitement de son temps en se consacrant au développement de ses stratégies du jeu pour ressentir un certain accomplissement. Mais, en fait, il passe à travers ces trois niveaux d’émotions : émotion demandée par le jeu, celle qui est ressentie et celle qui est exprimée. Donc, ce temps représente un « travail du clic » d’après Casilli et un « travail gratuit » de l’utilisateur selon Dujarier. [4]
Les émotions « privées » et les émotions « publiques »
Léo nous raconte une émotion qu’il a ressentie lors d’une petite querelle avec un des membres de son équipe qu’il considère comme un rival. Il a perdu contre son ami et les résultats du jeu ont été publiés sur des réseaux sociaux. Ses amis l’ont taquiné en le désignant comme perdant et Léo a senti une petite injustice, un malaise et une frustration. Parce que son rival ne l’a emporté que du fait d’une meilleure connexion Internet. Ce moment était pénible pour lui, notamment parce qu’il ne pouvait pas montrer sur les réseaux sociaux toutes les émotions qu’il a vécues.
La sociologue, Hochschild [5] a bien théorisé « le travail émotionnel » que chaque joueur doit gérer pour maintenir un écart entre les émotions ressenties et celles perçues comme autorisées sur les plateformes numériques, à travers les commentaires et les partages.
Léo a ainsi à gérer, d’après Hochschild, à la fois les émotions « privées » et les émotions « publiques », ce qui a provoqué au plus profond de lui un désordre des émotions, qui le blessent et le font rager. Mais il devait réussir à les maîtriser et à les refouler pour réagir de manière appropriée sur les réseaux sociaux et finir par calmer le sentiment que ses amis ont déclenché. Donc, il a été obligé de contrôler ses émotions pour maintenir des relations amicales. Ces situations gênantes l’ont aidé à apprendre avec le temps à mieux maîtriser ses émotions.
Le jeu vidéo permet-il vraiment de se libérer du stress ?
Céline et Léo affirment qu’un jeu vidéo les aide à se libèrer du stress et à penser à autre chose. Mais, il y a une différence entre eux. Céline accepte de se laisser traverser par les émotions. En même temps elle n’est pas dupe, elle est bien consciente du rôle de l’éditeur.
Léo réagit violemment quand il ressent de l’injustice. Il est plus impacté que Céline et a un travail émotionnel plus difficile à gérer.
Par rapport à Céline et Léo, Chris se trouve dans une situation plus exigeante. Comme il est joueur professionnel, il est obligé de gérer un stress supplémentaire. À ses débuts, il n’a pas pu compter sur le soutien de ses parents. Il devait se financer seul, s’adapter aux décalages horaires, à de nombreuses mises à jour et à la fatigue. Le stress est donc inhérent à toutes les formes d’émotions qu’il peut vivre lorsqu’il joue.
Faire les efforts pour se maîtriser
Petit à petit, Chris a obtenu de bons résultats, il s’est fait repérer et a fini par se faire sponsoriser. Il a vraiment dû s’y mettre « à fond ». Il joue huit heures par jour, renonce à d’autres choix pour pouvoir se consacrer complètement à son jeu. Ça signifie effectivement avoir un régime d’athlète, parce que « ce n’est pas juste jouer, il faut vraiment travailler ». Il est obligé de faire les efforts nécessaires. Car « s’il ne fait pas de bons résultats, il peut se faire virer ». Donc, en cas de mauvais résultats, les conséquences de la pression peuvent être graves. Et surtout, il ne suffit pas de gagner une fois, il faut gagner sur le long terme. Chris doit s’entraîner et s’améliorer sans cesse pour rester parmi les meilleurs.
Saisir les capacités des adversaires pour mieux contrôler ses émotions
Selon Vincent Berry, sociologue des jeux vidéo, chaque joueur doit maîtriser une spécialité. Mais en même temps il est nécessaire de connaître la spécialité des autres pour pouvoir se coordonner. C’est le cas avec « Street fighter » qui met en scène quarante personnages que l’on doit connaître et dont on doit saisir les spécificités afin d’adopter une bonne stratégie. Chris s’adapte toujours aux nouvelles versions que le jeu lui impose, ce qui rend son chemin jusqu’à la victoire plus difficile.
Parfois, Chris traverse des saisons où son personnage est au plus bas, ce qui l’affecte vraiment. Pour cette raison, il réalise de moins bons résultats. Encore une preuve que les joueurs doivent s’affronter eux-mêmes afin de surmonter les difficultés. Mais ce travail émotionnel qu’ils gèrent n’est pas du tout facile. Comme Chris nous le dit : « C’est ça le plus dur dans les jeux vidéo, qu’on n’est jamais sûr ».
Échapper aux émotions
Démarche photographique
L’univers du jeu vidéo amène, dans sa forme même, à une expression des sentiments exacerbée. Le joueur se représente à travers son avatar, qui devient une extension numérique de lui-même : ce double modélisé constitue la base de mon travail visuel. En transformant trois personnages — associés aux trois types de joueurs — de façon structurelle, par le glitch et le chaos, l’expressivité est rendue directement visible et frappante. Le rapport au paysage est quant à lui un reflet de l’intériorité, comme il est souvent utilisé dans le courant pictural romantique
En cas de défaite, Chris est déçu, il ne parle pratiquement plus. La seule chose qui lui reste, c’est de « re-regarder » ses matchs, de comprendre pourquoi il a perdu et de retrouver la force. Il nous confirme que c’est difficile de se contrôler surtout quand il est sur le point de gagner dans les compétitions. Pour s’isoler du bruit et rester concentré, il est amené à porter son casque. Léo nous parle des gens qui trichent en quittant le match avant d’être finalement battus. De cette manière ils provoquent leurs adversaires qui ont mis du temps à jouer pour rien, parce qu’ils sont empêchés de gagner des points mérités. C’est clair que les joueurs doivent faire un énorme travail pour échapper aux émotions qui les traversent.
Comme Berry [6] le montre, le jeu vidéo évolue du simple divertissement enfantin, adolescent et adulte, objet culturel, objet d’art et de recherche, support éducatif, spectacle jusqu’à l’e-sport. Et cet été les meilleurs joueurs auront la possibilité de s’affronter aux Jeux Olympiques au Japon.
Notes
[1]BERRY Vincent, « Chapitre 11. Loisirs numériques et communautés virtuelles : des espaces d’apprentissage ? », Apprendre de la vie quotidienne (2009), p.143-153. en ligne https://accesdistant.bu.univ-paris8.fr:2056/apprendre-de-la-vie-quotidienne–9782130572077-page-143.htm#sujetproche [2] ILLOUZ Eva, « Nos sociétés sont devenues des usines à émotions », entretien avec Marie Lemonnier, Le nouvel observateur, 31 janvier 2019, 9p. [3] ALLOING Camille, PIERRE Julien : Le web affectif. Une économie numérique des émotion, Bry-sur-Marne, INA, 2017. [4] JEHEL Sophie, « Politiques émotionnelles de médias numériques : quelles conséquences éducatives ? » Diversité n˚195, dossier « les émotions à l’école », p.115-121. [5] HOCHSCHILD Arlie Russell, Le prix des sentiments : au cœur du travail émotionnel, traduit de l’anglais par Salomé Fournet-Fayas et Cécile Thomé, Paris, La Découverte, coll. « Laboratoire des sciences sociales », 2017, 307 p. Par Pierre-Nicolas OBERHAUSER, Réseaux 2018/1 (n° 207), p. 255-263. en ligne https://www.cairn.info/revue-reseaux-2018-1-page-255.htm [6] BERRY Vincent, » Du loisir à la culture, que reste-t-il de ludique dans le jeu vidéo ? », Nectart 2019/1 (N° 8), p. 30-37. en ligne https://www.cairn.info/revue-nectart-2019-1-page-30.htmMéthode d’enquête
Entretiens semi-directifs menés à Paris, au mois de novembre 2019, avec trois types de joueurs : Céline ‒ joueuse occasionnelle, Léo ‒ joueur passionné et Chris ‒ joueur professionnel