Peut-on vivre dans une bulle protectrice sur Instagram?

L’expérience de deux micro-blogueurs montre comment vivent et se défendent les communautés LGBTQ+ sur Instagram.

Depuis la légende de Lady Godiva, et la naissance de l’art qui l’a suivi, l’utilisation du corps comme manifeste contre l’oppression est devenue fréquente. Après le mouvement #MeToo de 2017, sur plusieurs réseaux socionumériques et notamment sur Instagram, des communautés qui présentent le corps humain sans réification ont commencé à apparaître, montrant les personnes représentées telles qu’elles sont. Elizabeth Lencher (2019) [efn_note]LENCHER E., « The Popfeminist Politics of Body Positivity: Creating Spaces for ‘Disgusting’ Female Bodies in US Popular Culture », Revue française d’études américaines, N° 158, 2019, pp. 71-94.[/efn_note] décrit la négativité que les activistes popféministes rencontrent sur Instagram au cours de leur lutte pour l’acceptation de tous les corps.   

Les personnes transgenres font partie des communautés du body positivism les plus présentes. Elles utilisent les photos de leurs corps nus et opérés pour mettre en valeur leur identité. Il apparaît au premier regard que les photos post-opération prennent une place significative dans leur combat pour la reconnaissance. Sachant à quel point les utilisateurs d’Internet peuvent se montrer cruels, on peut supposer que cette représentation de soi, avec cicatrice, soit une réponse radicale à la critique forte et agressive dont sont parfois victimes les personnes transgenres.

Après avoir effectué les interviews de deux micro-blogueurs, il est devenu particulièrement évident que poster des photos de soi joue un rôle tout particulier pour créer un environnement apaisant pour la communauté qui se construit autour de chaque compte.  

Un havre de paix

Micka, qui a répondu à nos questions, modère beaucoup son fil de photos afin de garder une cohérence esthétique d’ensemble, tandis qu’Eyden, également interviewée, poste beaucoup de photos personnelles. Pour Eyden quand il poste des photos de lui-même c’est pour rassurer les membres de sa communauté, ainsi que les personnes ayant récemment entrepris le chemin de la transition sexuelle.

Contrairement à ce qu’on a présumé avec l’expérience du popféminisme et la réaction TMI (too much information, soit trop d’information en français), les comptes rassemblant la communauté transgenre sont donc moins axés sur la défense face à des critiques. Les deux interviewés se rejoignent pour dire qu’il n’y a que très peu d’attaques contre les personnes transgenres ou contre la communauté qui suit leurs comptes. Au contraire, les micro-blogueurs sont bienveillants, et se concentrent essentiellement sur la protection et le développement de leur propre communauté, sans avoir à se protéger. Comme le dit Micka en réponse à la question de savoir si les commentaires négatifs le motivent à poster plus : « C’est vraiment loin d’être ça qui m’encourage vraiment. Je regarde plutôt les gens que j’aide que les gens qui ne m’aiment pas pour X raison ».

En somme, l’objectif de ces micro-blogueurs n’est pas de mettre en avant leur opinion, de justifier leur transition, ou encore de forcer leurs opposants à les accepter. Ces objectifs sont secondaires face à leur but premier : offrir un havre de paix et de discussion à leurs sympathisants.

Qu’est-ce que le « Filter Bubble» ?

Le nombre relativement faible d’attaques via Instagram ciblant les personnes transgenres a effectivement été l’un des éléments les plus marquants de ces interviews. Tous les deux ont déclaré avoir très peu souffert d’insultes ou des commentaires dégradants. Eyden parlait de 5% des messages seulement.

Connaissant les difficultés que les transgenres peuvent rencontrer dans n’importe quelle situation sociale du « monde réel », on pourrait alors imaginer que les personnes fréquentant Instagram soient davantage compréhensives et que ceci expliquerait alors la gentillesse des messages. Ce serait fermer les yeux sur un phénomène plus large.

Comme le reconnaissent volontier les interviewés, si leur environnement est aussi safe, c’est parce que les gestionnaires de ces comptes veillent à protéger leur communauté. Leurs abonnés sont des personnes elles-mêmes issues de la mouvance LGBTQ+ et alliés, et tout commentaire nauséabond est systématiquement supprimé. Comme le disent les micro-blogueurs, c’est avant tout pour protéger les plus jeunes membres de la communauté,  ceux qui pourraient être les plus sensibles aux commentaires haineux. Ce phénomène de filtre a été décrit par Eli Pariser en 2011, comme un Filter Bubble, puis plus tard Echo Chamber [efn_note]PARISER, E., The Filter Bubble: What The Internet Is Hiding From You, Penguin, 2012[/efn_note].

On peut voir clairement ceci en action lorsque Eyden explique que sur son compte, qu’il s’agisse de commentaire ou de message direct, il ne reçoit que peu d’attaques. Alors que lorsqu’il a réalisé une interview pendant une manifestation de l’Existrans, retransmise sur Facebook et Instagram (via les source de L’Existrans), Eyden a immédiatement été la cible d’importantes critiques, y compris personnelles.

Ce Filter Bubble évoque le fait que grâce aux algorithmes des géants du numérique et à la construction de ses propres réseaux de contacts, un individu ne sera quasiment plus en lien avec des informations ou des opinions qui le feraient sortir de sa zone de confort. En général, ce terme est très fortement connoté négativement, et Eli Pariser le décrivait comme un phénomène dangereux pour la démocratie. Il existe plusieurs articles sur ce sujet, notamment le travail de Richard, Couchot-Schiex et Moignard [efn_note]RICHARD G., COUCHOT-SCHIEX S., MOIGNARD B., 2019/1, « Expérimenter le web en tant que jeune minoritaire », Les Cahiers de la LCD, n°9, 39-57.[/efn_note].

Une bulle, qui protège

Dans le cas de la communauté transgenre, on peut toutefois se demander si cette bulle n’est pas quelque chose de positif. Cette communauté est en effet discriminée et attaquée très régulièrement dans la société, ce qui peut être très dur pour ses membres les plus sensibles. La création de safe zones numériques via ces bulles est donc, pour ces personnes vulnérables, particulièrement positive. Ces populations parfois ostracisées peuvent, sur ces réseaux, être qui elles souhaitent sans avoir à se cacher.

L’hypothèse de départ était que ces micro-blogueurs transgenres s’affichaient sur Instagram pour combattre, pour lutter en faveur de leurs droits, et que par conséquent ils s’exposaient à des critiques au moins aussi vigoureuses que celles qu’ils subissent au quotidien. Il s’avère pourtant qu’ils n’ont pas besoin de se défendre énergiquement, grâce à ce phénomène d’Echo Chamber

Les deux comptes étudiés n’abandonnent pas pour autant le contenu engagé, et tous les deux désignent cette action comme la lutte pour les droits de LGBTQ+. Ils utilisent les voies différentes : Micka en respectant « les règles du savoir-être blogueur » poste les images sur story ; Eyden poste des photos de manifestations et autres événements à vocation combative. Dans les deux cas cette lutte est plutôt éducative car le contenu est destiné à la communauté de leurs bulles.

Il apparaît dès lors clairement que, contrairement à ce qu’on pouvait présupposer, Instagram est moins une plateforme servant de fer-de-lance à la lutte pour l’acceptation des populations transgenres, et davantage un refuge, un lieu où cette communauté peut se retrouver et se représenter telle qu’elle est sans craindre de jugement.

En ne s’exposant que de façon limitée à des opinions contraires, les micro-blogueurs de la communauté transgenre savent qu’ils ne changeront pas le monde via Instagram. C’est pourquoi ils participent toujours à des actions publiques, des manifestations, même s’ils publient ensuite les photos sur leurs comptes Instagram pour leurs abonnés LGBTQ+ et alliés. 

En offrant un safe space aux personnes récemment transgenres ou aux plus jeunes entamant leur transition sexuelle, ils fournissent toutefois un service à leur communauté. Celui de proposer un endroit où chaque membre de la communauté peut s’affirmer, un endroit éloigné des dangers et douleurs du monde réel, et où chacun peut se construire dans un environnement bienveillant en attendant d’être assez fort pour porter ses idées devant tous.

En remerciant Micka (@mickagrd) et Eyden (@crazyden_)
pour le temps qu’ils nous ont accordé pour ces interviews.

L'auteur.e

Valeriia Stoliarenkova
vient en France après un Master en Cultural studies à Saint-Pétersbourg, en Russie. Elle passe une première année en tant que fille au pair afin de perfectionner son français, puis une année en licence 3 d’histoire de l’art à la Sorbonne. Aujourd’hui en Master 2 Industries culturelles et créatives à Paris 8, elle prépare son mémoire sur le thème de l’art en réalité virtuelle.

Le.la photographe

Jérome Cortie

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