Tu seras harcelée, ma fille.

“Tu seras un homme mon fils.” – Rudyard Kipling 1910

Si les militantes féministes s’accordent à dire que la violence sexiste des hommes envers les femmes s’accentue avec le prisme des réseaux sociaux, le sujet reste tabou et certain.e.s vont jusqu’à nier l’existence de la masculinité toxique.  En opposition à cette norme sexiste, une nouvelle masculinité voit le jour : positive et bienveillante. Beaucoup d’hommes se sentent désormais concernés par le « male gaze » et n’hésitent plus à prendre la parole pour dénoncer les comportements abusifs omniprésents sur les réseaux sociaux depuis la période Post #Metoo.  Dans cet article, nous allons tenter d’observer comment le cyberharcèlement s’immisce dans nos activités sur le net et comment certaines victimes y font face.

(english) “You will be a man my son.” – Rudyard Kipling 1910

While feminists agree that sexist violence toward women is accentuated by social media, the subject remains taboo and some even go as far as denying the very existence of toxic masculinity. In opposition to this sexist norm, a new form of positive, well-meaning masculinity has emerged. Many men now feel concerned by the “male gaze” and do not hesitate to speak up to denounce the omnipresent abuse on social media in the post #Me Too era. In this article, we will attempt to observe how online harassment interferes with our activity on the Internet and how certain victims deal with it.

Au travers des expériences de trois jeunes femmes actives sur les réseaux sociaux, principalement sur Instagram et Youtube, nous observons ce qui encourage les femmes de la génération internet à écrire, militer et partager un ras-le-bol collectif. C’est une atmosphère anxiogène et dangereuse pour celles et ceux qui partagent une partie de leur intimité sur le web.

Le “male gaze” est partout, que ce soit dans les médias ou dans le milieu professionnel et ça c’est très problématique pour toutes les femmes de ce monde.”

Ludivine (@ultraa.violette)

Ludivine, jeune modèle au contenu féministe engagé sur son compte instagram @ultraa.violette (2300 abonné.es), nous définit avec ses mots la masculinité toxique : – “C’est la société patriarcale qui a conduit à la masculinité toxique. C’est une volonté consciente ou inconsciente d’imposer sa domination physique et mentale. Cela peut être plein de comportements comme draguer, commenter un corps, se sentir légitime de valider ou invalider quelqu’un par le simple fait d’être un mec. Cela va au-delà des clichés qu’on connaît tous : un homme très musclé, entouré de plein de femmes objectivées. 

Le “male gaze” (traduction : regard masculin, vision masculine dominante) est un concept proposé en 1975 par la critique de cinéma Laura Mulvey. Plus que jamais d’actualité, on peut citer son ouvrage Visual pleasure and narrative cinema qui décrit le prisme de la femme qu’on objectifie à l’écran et dans les magazines. Moins de dialogues, moins de premiers rôles au cinéma, elles ne représentent que 31,4% de ces derniers et sont souvent cantonnées aux comédies romantiques (source : USC Annenberg).

Vaincre le mal par le mâle

Il est ici question d’émancipation des carcans sociaux et genrés pour les hommes comme pour les femmes. Au-delà d’une masculinité remise en cause, il existe une part d’hommes qui ne se reconnaissent pas dans l’expression des stéréotypes de la masculinité – un homme doit être fort, viril, sans peur et sans émotion – et qui le vit comme une réelle souffrance.

Sur les réseaux sociaux, des initiatives se mettent en place. Des comptes instagram, des articles et des podcasts permettent l’expression de ces tabous par des prismes multiples: The Boys Club, Tu Bandes, Les couilles sur la table, Les garçons parlent, Man Enough, Histoire de darons, Entre Mecs, Nos alliés les hommes… Une masculinité se cherche et se redéfinit pour laisser plus de place à sa pluralité sans faux-semblants ni malveillance. (Weber, 2019)

C’est un des symptômes du patriarcat : la crainte d’être efféminé. Beaucoup d’hommes sont bloqués dans ce type de comportement”.

Betina Colomba (@colombasmr)

Influencés par le regain féministe de ces dernières années, les militant.e.s se sont intéressé.e.s à la source: ce qu’est la masculinité et comment elle se manifeste. Une masculinité “positive” venue s’opposer à une “masculinité toxique », largement répandue.

La masculinité toxique s’associe à ce qui a un caractère violent, misogyne et homophobe. Il s’agit aussi de traits anxiogènes intrinsèques, qui relèvent d’une violence que les hommes s’infligent à eux-mêmes pour accéder à la reconnaissance sociale de leurs pairs: la répression des émotions et des sentiments, une négation de problèmes psychologiques potentiels, le refoulement d’une sexualité autre qu’hétérosexuelle, etc.

Pour Betina Colomba, Youtubeuse ASMR (209 000 abonné.es) et Instagrameuse (@colombasmr, 23 000 abonné.es) : c’est un « symptôme du patriarcat ».

 Une nouvelle ère

La masculinité positive représente, quant à elle, une prise de conscience des violences faites aux femmes telles que le harcèlement, les agressions, les remarques déplacées. Il s’ensuit la volonté de sortir des schémas anxiogènes pour les hommes, comme s’autoriser à avoir des émotions et à les écouter. Dans la lutte commune contre le patriarcat, les hommes s’approprient désormais celle de la sensibilité.

En 2018, 50% des hommes français se considéraient féministes contre 49% en 2014.

HuffingtonPost.fr

C’est une avancée lente mais non négligeable car elle est en constante augmentation. L’écoute à l’égard des principales concernées, l’auto-éducation grâce aux réseaux sociaux ainsi que la sortie progressive du silence permettent d’éveiller les consciences des hommes qui sont de plus en plus nombreux à prendre la parole. Le féminisme est aussi le fait de reconnaître qu’il existe de nombreuses inégalités et de contribuer à les faire disparaître.

Instagram : le nerf de la guerre

Avec son milliard d’utilisateurs mensuels, Instagram génère un flux conséquent de publications et de stories. 59% des adolescents américains auraient déjà été harcelés sur ce réseau social (Pew Research Center, 2017). Malheureusement ces types de harcèlement sont difficilement détectables pour les autorités et pour les personnes visées. Souvent, ils proviennent d’un compte créé spécialement pour l’occasion. Il est moins fréquent que quelqu’un utilise son compte principal pour mener les attaques, selon nos interrogées. De plus, le harcèlement passe par messages privés la plupart du temps et non par storie ou publication. Le harceleur ne risque donc rien pour son image, le harcèlement s’effectue de manière intime et directe.  

59% des adolescents américains auraient déjà été harcelés sur Instagram.

Pew Research Center, 2017

Betina Colomba nous partage son expérience: en 2019 un homme de 45 ans me harcelait par mail et sur Instagram et youtube. Je recevais une vingtaine de mails par jour de 5 à 10 pages ! C’était des menaces de viols, du chantage car il avait eu accès à mes informations personnelles comme mon adresse et mon nom de famille…J’ai déposé une main courante et j’ai également porté plainte. J’ai rédigé un dossier de plus de 100 pages pour prouver que j’étais victime. Mais le cyberharcèlement n’est pas considéré comme grave par la police. Ma plainte n’a pas du tout été prise au sérieux même si cet homme est un pédophile. Après 6 mois de harcèlement quotidien, il s’est enfin arrêté de lui-même. Regarder mes mails devenait une véritable obsession, j’avais très peur.”

Charlotte Issaly, Youtubeuse humoristique et Instagrameuse (@Charlie Rano, 99 000 abonné.es), nous confie avoir reçu “une Dickpic non demandée dernièrement. Je n’ai pas su quoi répondre tellement ce message m’a heurté. J’ai conscience que ce genre de messages peut marquer et traumatiser quelqu’un. Je me suis même sentie coupable alors que je n’étais pas responsable de ce qu’il m’arrivait. J’ai préféré jouer la carte de l’indifférence car répondre à travers les écrans ne sert à rien selon moi. Je pense que le fait que je sois une femme me rend plus “vulnérable” dans l’espace public ainsi que sur internet.” 

Quant à Ludivine, elle fait le lien avec d’autres applications problématiques qui communiquent avec Instagram

“Lorsque mon Instagram est affilié à mon compte Tinder, je reçois davantage de pression afin que je réponde aux messages. Mettre le lien de ses réseaux sociaux sur une appli de rencontre, c’est prendre un risque.”

Ludivine (@ultraa.violette)

Consciente des dangers qu’elle représente, l’application propose depuis fin 2019 un filtre anti-harcèlement : les utilisateurs peuvent désormais définir une liste de mots-clés qui, lorsqu’ils seront repérés dans un commentaire, le rendra simplement invisible. 

Cependant, Instagram reste le théâtre d’ambivalences marquées. D’une part par l’émancipation des corps, des genres et des personnalités qu’il permet, il n’a jamais été aussi facile de suivre sur les réseaux sociaux des personnes qui militent pour l’acceptation de soi et encouragent leurs followers à en faire autant. D’autre part la misogynie et le sexisme s’expriment librement sur la plateforme.

Les prises de consciences s’accroissent. Dénoncer les comportements sexistes et toxiques est la seule manière d’espérer un changement. 

Comment y faire face ? 

Subir du harcèlement en ligne semble inévitable pour les femmes. Il faut donc faire face. Au travers nos différents entretiens se dégagent plusieurs pistes qui permettent de mieux appréhender les réseaux sociaux. 

Démarche photographique

Trois entretiens ont été menés avec des femmes d’univers
différents : une comédienne avec un contenu féministe engagé, une modèle qui tente de lutter contre tout type d’harcèlement que ses consoeurs peuvent rencontrer et une youtubeuse ayant un contenu principalement lifestyle. De ces trois rencontres, qu’importe le profil, toutes les trois ont déjà été harcelées en ligne.
Sur Instagram, être une femme semble impliquer un harcèlement masculin systématique : du petit mot déplacé en passant par la fameuse «dickpick» jusqu’à parfois, des menaces de viols. Cette violence, les femmes, avant même de publier une photo d’elles, doivent s’y préparer, ou du moins le garder en tête. Qu’importe la photo, qu’importe le degré de «sexy», tout porte à croire que le masculin se sent légitime à donner son avis, laisser un commentaire ou même provoquer en messagerie
privée, à l’abris des regards.

Qu’à cela ne tienne. Poste quand même. Il n’y a pas de photos vulgaires, il n’y a qu’un harcèlement gratuit et illégitime.
De ce constat, l’idée est de réaliser une série en studio, avec une même personne qui donnerait l’illusion à certains moments de faire des selfies, à publier sur Instagram. Cette série est une déclinaison de
plusieurs personnalités :

– la personne avec sa tenue et son visage quotidien
– en maillot de bain
– en «garçonne»
– très féminine,
– en tenue de sport,
– maquillée à outrance
– en tenue d’hiver
– en pyjama, sans maquillage
– l’intello
– la féministe

Tout d’abord, avoir conscience que s’exposer sur le numérique peut entraîner des commentaires, positifs mais aussi négatifs, blessants, méchants. L’espace numérique permet une totale liberté d’expression, qui échappe à un contrôle moral établi. Avoir conscience que l’agresseur est un inconnu, qui doit probablement s’ennuyer derrière son écran peut permettre de prendre du recul face aux messages reçus.

Charlotte Issaly évoque avoir été peu victime de harcèlement, en comparaison de ses amies ayant un contenu engagé et féministe. Selon elle, la raison qui l’aurait préservée du harcèlement serait son autodérision constante dans ses posts et la distance qu’elle peut avoir avec elle-même : elle ne cherche jamais à se justifier. L’avis de l’autre peut exister à travers les commentaires mais l’importance est moindre. Aux commentaires désagréables, la meilleure réponse reste parfois la non-réponse qui permet à la fois de rester sur ses positions et de laisser planer un doute et ainsi faire mine de ne pas avoir vu le message. Les harceleurs ou “haters”, prennent plaisir à violenter l’autre. En invisibilisant leurs mots violents, on les coupe de tout plaisir et volonté de continuer. 

Au contraire, certaines préfèrent affronter et riposter lorsqu’elles s’en sentent émotionnellement capables.  C’est le cas de Ludivine, qui explique afficher publiquement les personnes qui lui envoient des messages déplacés. Les stories et les post éphémères deviennent le relais de ces messages. L’harceleur, qui agit systématiquement par les messages privés, est exposé aux yeux de tous. Cet affichage inverse les rôles : la victime prend les rênes sur son harceleur et indique aussi aux autres : “je n’ai pas peur de vous”, “vous ne m’atteindrez pas”. Cela requiert une force psychologique. 

Comme Betina Colomba, on peut également ignorer les messages haineux et les filtrer. Instagram permet de bloquer facilement les utilisateurs malveillants. Ils ne peuvent plus envoyer de message, ni voir le profil de la personne qui les bloque.

 Recevoir des insultes ou des messages non consentis à répétition n’est pas un fait acceptable bien que cela soit fréquent pour une majorité de femmes présentes sur Instagram. Il ne faut pas hésiter à en parler autour de soi, à ses proches ou à une institution. Le harcèlement n’est jamais la faute de la victime.

Bibliographie

Andersen Monica, « A Majority of Teens Have Experienced Some Form of Cyberbullying« , Pew research, 27 septembre 2018

Blay Zeba, « 21 hashtags at changed the way we talk about feminism », The Huffington Post, 21 mars 2016

Bonte Arièle, Sexualités masculines: 6 comptes Instagram qui brisent les clichés, RTL, 29.10.2018 

Dewey Caitlin, “ Every 10 seconds, someone on Twitter calls a Woman a ‘slut’ or ‘whore’”, The Washington Post, 26 mai 2016

Dugan Maeve, “Part1: Experiencing online harassment”, Pew Research, 22 octobre 2014

Hess Amanda, « Slut-shaming isn’t just a ‘girl-on-girl’ crime« , Slate, 7 juin 2013

Kloetzli Sophie, « Comment la masculinité se redéfinit-elle sur Instagram?« , ChEEk Magazine, 4 octobre 2019

Weber Gwendoline, » Terrain d’une masculinité en crise? », Chut! Magazine, 24.04.2019

L'auteur.e

Jeanne est photographe et étudiante dans le master ArTeC 'la création comme activité de recherche'. Les luttes féministes intersectionnelles sont intrinsèquement liées à ses recherches universitaires et à sa photographie, qui aborde les thématiques du genre, des sexualités, des classes sociales et du rapport au corps.

Le.la photographe

Caroline Sénécal

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