Travail et vie privée : les nouvelles normes de l’ère numérique

Jeune chef d’entreprise dans la production audiovisuelle, Alexis nous a reçus chez lui afin de nous parler des pratiques numériques et la façon dont celles-ci brouillent de plus en plus les frontières entre sphère professionnelle et vie privée.

Adoptée en 2016, la controversée loi « travail » comprenait un article sur le « droit à la déconnexion ». Concernant les salariés, cet article préconise « la mise en place par l’entreprise de dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques » sans pour autant placer un cadre pratique défini ou même légalement contraignant pour les entreprises. Outre l’aspect cosmétique de l’article, celui-ci fait écho à une problématique qui traverse aujourd’hui le monde du travail, chamboulé par la généralisation des outils numériques dans tous les secteurs de la société.

En observant cette généralisation nous avons décidé de nous pencher sur cette problématique du « droit à la déconnexion » en allant nous entretenir avec le jeune chef d’une petite entreprise de production audiovisuelle. Même s’il n’est plus concerné par cette loi, cet entrepreneur l’est par cette problématique. Pour traiter cette question, nous avons cherché à comparer avec lui ses usages des outils numériques avant et après qu’il monte son entreprise. Dans un deuxième temps, nous avons analysé ses usages numériques dans l’optique de comprendre comment ceux-ci font évoluer la frontière entre sa vie personnelle et son travail.

Un lien fort entre indépendance et travail numérique au domicile

Nous avons débuté avec l’hypothèse que l’évolution de la catégorie socio-professionnelle (CSP) de notre enquêté, devenu chef d’entreprise il y a un an, avait multiplié le temps qu’il passe sur ses outils numériques. Cependant, après échange avec lui, ce n’était pas totalement le cas. Au-delà de la CSP en elle-même, c’est finalement l’indépendance liée aux outils numériques qui favorise leur utilisation, et par leur biais, les mélanges entre vie personnelle et professionnelle. Cette indépendance est cultivée par les entreprises du secteur de la production audiovisuelle, du fait de leur fonctionnement. Alexis nous a raconté qu’après ses stages de fin d’étude, il avait été embauché au statut d’intermittent :

« Ouais, vu que je change d’employeur régulièrement, du coup, c’est comme un intérimaire ou un freelance, sauf que tu factures pas, t’es payé en salaire mais on va dire que dans le principe, c’est comme un freelance et du coup, ça t’oblige à avoir tes propres outils, parce que c’est aussi ce que les employeurs attendent de toi, que tu sois autonome avec ton ordi et tes logiciels et qu’ils aient pas besoin de te trouver une machine sur laquelle bosser, dès que tu intègres une entreprise ».

La possession de ses outils numériques personnels et leur utilisation dans le cadre du travail représente déjà un brouillage des frontières. Dès la fin du XXème siècle, les sociologues De Gournay Chantal et Mercier Pierre-Alain mettaient déjà en avant dans leurs travaux la question de l’autonomie des travailleurs comme facteur de renforcement de l’utilisation professionnelle des outils de communication en dehors du cadre directement professionnel : « Que les personnes les plus tolérantes ou « permissives » à l’égard de l’intrusion du professionnel au domicile appartiennent aux catégories les plus privilégiées, non pas par les revenus mais par l’autonomie de statut : professions libérales, enseignants, chercheurs, traducteurs, employés du secteur culturel et du spectacle ».

De Gournay Chantal, Mercier Pierre-Alain (1996) « La communication et son cadre spatio-temporel », Flux, n°25, pp. 5-14. 

Cette autonomie est centrale dans la compréhension de la relation entre la profession d’Alexis et le numérique. La création de son entreprise avec son associé se retrouve être le prolongement logique qui, sans augmenter grandement son recours à ses outils, détermine leur utilisation. En effet, avec cette autonomie se met en place une « culture professionnelle » qui délimite les pratiques numériques par des accords tacites entre professionnelles autonomes en quête d’équilibre.

© Alexandre Wallon

Des nouvelles normes de travail qui se construisent par tâtonnement

De cette manière, les professionnels doivent jongler avec des nouveaux outils numériques, brisant les frontières de lieux, mais aussi de temps, afin de trouver des usages qui régulent leur travail. Aujourd’hui, le travail peut surgir à n’importe quel instant :

«  Tu peux te retrouver potentiellement en famille, en balade, le dimanche et puis te retrouver à gérer des trucs […] par téléphone ou par ordinateur  ».

Pour Alexis, la frontière entre vie professionnelle et vie privée est encore trouble,  quand bien même celui-ci loue des bureaux avec son associé, instituant ainsi une frontière spatiale. Le milieu de l’audiovisuel est propice aux interpénétrations, du téléphone synchronisé avec les contacts pro et perso, aux boîtes mail, et jusqu’aux comptes Instagram partagés. L’individu se dédouble et porte en permanence les deux casquettes. Qu’en est-il alors de l’impact sur les différentes relations humaines que l’on peut nouer ?

« Dans mon cas, ma vie pro est plus un prolongement de ma vie perso […] Il y a pas vraiment de limite en fait […] ta vie sociale perso devient ta vie sociale pro, et inversement » nous déclare-t-il.« Collègues de travail, amis, les casquettes peuvent à tout moment se mélanger, et aucune règle n’existe vraiment pour ce genre de situations mais seulement des normes. Contacter un collègue après l’heure du dîner peut être déplacé, comme cela peut ne pas l’être ».

des pratiques qui peuvent générer un nouveau risque de surmenage, corrélé à ces outils numériques qui viennent subtiliser toutes frontières entre privé et professionnelle. D’autant plus que « se déconnecter » ne représente pas une solution viable. Comme nous le rappelle la chercheuse Laurence Le Douarin dans son article de 2007 : «  le travail n’est pas une plage temporelle homogène qui reste entièrement vouée aux activités professionnelles »

Laurence Le Douarin (2007) « ‘C’est personnel !’. L’usage des TIC par les cadres dans l’articulation des temps sociaux : vers une évolution de la rationalisation au travail ? », L’Homme et la société n° 163-164, p. 75-94.

et inversement, les plages de vie privée ne sont ni homogènes, ni imperméables à l’irruption du travail. Aujourd’hui, tout est le monde est connecté en permanence, ou au moins par intermittence. Il est rare de ne pas voir un mail du professionnel avant d’aller se coucher si ce dernier est synchronisé sur notre téléphone. Cela entraîne une totale redéfinition d’un ensemble de comportements sociaux. Le jeune chef d’entreprise nous le décris ainsi :

« Après, ça se mélange quand même, quand t’as des gens au téléphone […] même si tu bosses à 21h-22h, t’essaies de pas les appeler […], tu les appelleras le lendemain matin à 10h, ou tu leur fait un texto, à la limite et parfois ils te répondent et parfois pas. Chacun a sa limite finalement par rapport à ça […] Personne se dit qu’après 18h « je réponds plus à un seul message, je coupe tout ». C’est un risque, surtout si parfois tu tournes le lendemain à 8h et que tu vas recevoir ta convocation qu’à 22h. Donc, ça chamboule un peu tout si tu voulais couper tes outils de communication à une certaine heure, c’est compliqué. Que tu sois à ton compte ou pas ».

Cette réalité peut souvent prendre les traits d’une dépendance forcée vis-à-vis de ces outils. En contraste, des sortes de moment de flottement peuvent exister, décrit telles des « bulles » par Alexis. Le trajet entre le lieu de vie et le lieu de travail représente une zone intermédiaire qui revêt des enjeux de frontiérisation particuliers suivant les individus. Pour sa part, le temps des transports en communs entre son bureau et son domicile en est une illustration. ces trajets peuvent durer une heure, voire plus chaque jour. Des moments de déplacement qui peuvent alors prendre les traits d’instants de déconnexion.

« Je profite plutôt des heures de transport pour ne penser à rien. Justement, c’est ce qui créé la bulle, […] la frontière entre le bureau et la maison en tout cas. Je mets de la musique, je ne pense à rien, je laisse les mails s’accumuler, les textos, les appels, j’y réponds pas. Et je m’occupe de tout ça quand j’arrive au boulot » nous explique le professionnel.

Cette interpénétration importante entre sphère professionnelle et privée par le truchement des outils de communication est aussi expliquée dans l’article scientifique de Mercier et De Gournay par la période de la vie du travailleur. Alexis se trouve entre deux phases où il commence à mettre des barrières dans sa vie professionnelle : ne pas travailler dans sa chambre ou ne pas forcément répondre au téléphone tard. Il continue néanmoins à brouiller les pistes entre relations sociales « proches » et relations de travail.

En conclusion, les outils numériques se transforment en catalyseurs dans un contexte où l’indépendance est encouragée dans toute la société néolibérale. La « déconnexion » devient une problématique qui se généralise à l’image du cas de notre jeune chef d’entreprise. Cette généralisation conditionne alors la mise en place de normes d’usage des outils numériques pour contrebalancer une l’interpénétration importante des sphères privées et professionnelles remettant en cause la division du travail telle que nous l’avons connue au XXème siècle

L'auteur.e

Aïdan M'BO

Le.la photographe

Alexandre Wallon

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