Face à l’émergence des réseaux socio-numériques, les violences faites aux femmes se sont accrues, donnant forme à de nouvelles discriminations : les cyberviolences. Entre étude sociologique et récits de femmes, nous avons voulu comprendre les conséquences de ces violences.
Nouvelle notification : “Sombre merde le karma te guette”, “Compte sur moi pour chercher ta sale gueule à toi et tes amies”, “Excuse toi sinon t’es dans la merde”.
Depuis l’émergence des réseaux sociaux, la lutte pour les droits de femmes a bénéficié d’une médiatisation importante grâce à l’accélération des contenus numériques. Ces combats ont notamment pu être mis en lumière grâce à une plus grande liberté d’expression permises par les réseaux sociaux tout en exposant, femmes comme portes paroles du féminisme, à un niveau de violence extrême.
En 2018, la journaliste féministe Dora Moutot a créé le compte Instagram @Tasjoui, traitant de la sexualité des femmes hétérosexuelles et de ses problématiques sous le prisme du féminisme. Compte pionnier du sexo-féminisme sur Instagram dans la francophonie, son compte a connu un véritable succès et a très rapidement été suivi par plus d’un demi-million de personnes. Un an après le lancement du compte, Dora s’est faite harcelée de la part de la communauté trans qui dénonçait l’invisibilisation de la communauté trans. Lorsque Dora a voulu libérer la parole autour du plaisir féminin, une vague violente de menaces, de diffamation, d’incitation à la haine sur les réseaux l’a rattrapée. L’exemple de Dora Moutot nous a alertés sur les nombreux cas de violence subie par les femmes qui s’engagent ou s’expriment librement sur les réseaux. L’évolution de la libération de la parole sur la sexualité féminine se heurte ainsi à une violence médiatique, que nous avons tenté de comprendre.
C’est pourquoi, à travers plusieurs récits de femmes ayant vécu des cyberviolences, nous avons voulu comprendre et montrer les conséquences sur la liberté d’expression des femmes. Pour cela, nous avons tout d’abord interrogé une féministe activiste, créatrice de l’association #StopFisha qui lutte contre les cyberviolences sexistes et sexuelles. Puis nous nous sommes entretenus avec Morgane, ingénieure d’étude à la Sorbonne qui nous a témoigné du harcèlement en ligne qu’elle a subi dans le monde de la fan base.
La médiatisation d’actions militantes : le basculement
Les deux femmes interrogées ont été victimes de cyberviolences intensives, des commentaires de haine aux menaces et aux injures sexistes. Ces femmes ont été très médiatisées suite à leur engagement contre les cyberviolences ou alors leur volonté de partager leurs passions. L’expression discours de haine sert ainsi à désigner un large spectre de discours très dévalorisants, allant de la haine et de l’incitation à la haine raciale, ethnique, religieuse, sexuelle, jusqu’à l’insulte et à la diffamation, en passant par des formes exacerbées de préjugés et de prévention (McGonagle, 2016). De nombreuses femmes font l’expérience chaque jour de la haine en ligne. Selon une enquête d’Ipsos, 41% des Français déclarent avoir vécu, au moins une situation de cyberviolence, que ce soit sur un réseau social, sur une messagerie instantanée ou par SMS, et 87% chez les 18-24 ans. Cela regroupe énormément de situations : insultes, menaces, rumeurs, moqueries, réception de « dick pic » (photographie de partie génitale masculine), usurpation d’identité, publication de photos dégradantes ou intimes, diffusion d’informations personnelles. L’étude nous permet de constater la pluralité des cyberviolences et ne pas les limiter au cyberharcèlement.
“Il y a eu un retour de bâton car quand j’ai commencé à être médiatisée, c’était constamment accompagné de haine sur les réseaux.”
Comme elle était très médiatisée, la violence était très forte, presque gratuite, de la part d’anonymes, jaloux (selon elle) de son succès sur les réseaux. La plupart était des insultes sur son genre ou son physique. Notre première enquêtée combat depuis longtemps les cyberviolences de genre. Fondatrice de l’association #StopFisha, elle nous a parlé du basculement opéré par la médiatisation de ses actions militantes. Elle a subi du harcèlement en ligne de la part d’anonymes, hommes comme femmes. Insultes, menaces, jalousie, notre enquêtée a dû faire face à une vague de violence sur les réseaux sociaux. Comme elle était très médiatisée, la violence était sans limite, presque gratuite, de la part d’anonymes, jaloux de son succès sur les réseaux. La plupart étaient des insultes sur son genre ou son physique. Ces violences s’inscrivent toujours dans un contexte patriarcal lié à une organisation sociale. (L.Charton et C.Bayard, 2021). Le corps de la femme est sexualisé et jugé sur le Web, où la dimension violente reste le prolongement des préjugés inégalitaires envers les femmes. La femme est donc constamment renvoyer à son sexe car même dans la lutte, on l’a renvoie à ce qu’elle veut échapper, première phase de la violence.
Bien qu’anonymes, ces violences ont de réelles impacts sur la vie des femmes. En 2020, la jeune Mila, alors âgé de 16 ans s’est fait harcelé anonymement après avoir critiquer l’islam sur les réseaux. Suite à la réception de menaces de mort et de viol, Mila a vécut cachée pendant deux ans. Elle explique : « le problème majeur du cyberharcèlement de meute, c’est d’identifier les auteurs ». Au total, 10 hommes et trois femmes, âgés entre 18 et 30 ans, ont été interpellés. Seulement deux hommes ont été condamnés : le premier harceleur a été condamné à trois ans de prison, dont la moitié ferme. Puis le deuxième a été condamné à six mois de prison avec sursis. On constate que l’anonymat empêche de trouver les agresseurs exacts puis de les condamner. De plus, cela implique que la victime se confronte une seconde fois à la violence subie en participant à la recherche des agresseurs. Le fait de se cacher derrière un pseudonyme permet plus facilement le déversement de cette violence.
La dépersonnalisation des échanges sur le Web contribue aussi à créer une distance émotionnelle facilitant la perpétuation de ces cyberviolences (L.Charton et C.Bayard, 2021). La distance d’identité permise par les réseaux sociaux augmente les violences envers les femmes et les rend plus vulnérables pour réagir. La médiatisation des femmes montre le questionnement intensif autour de leurs places car on ne cesse de les remettre en cause.
“L’anonymat sur internet n’existe pas mais c’est quelque chose que peu de personnes savent.”
Au-delà des militantes, cette violence peut toucher des femmes qui ne portent pas une cause personnelle ou professionnelle mais qui s’autorisent simplement le fait de s’exprimer. En effet, Morgane, ingénieure d’étude à la Sorbonne ne porte pas de discours féministe particulier mais à subi des cyberviolences sur Twitter. Morgane nous a témoigné du déversement de haine qu’elle a subi sans raison lors de la tournée de son rappeur préféré. Suite à un thread Twitter qui dénonçait les fans du rappeur ayant insulté des personnes en mobilité réduites lors d’un concert, Morgane s’est faite insultée. Identifiée parmi la fan base, elle a reçu des injures à caractère sexistes alors qu’elle n’était pas présente.
“Tous les gens qui contenaient leurs haines, c’était l’occasion pour eux de tout déverser.”
Fan d’Orelsan depuis quelques années, Morgane est une habituée des concerts car elle assiste à tous, elle est l’un des comptes fans du rappeur les plus médiatisés sur les réseaux. Lors d’un concert, des personnes en mobilité réduite se font insulter, le lendemain, un thread sur Twitter est créer pour dénoncer les fans du rappeur comme dangereuses, hystériques, folles et c’est là que la violence arrive pour Morgane. On cite son nom, on commence à la menacer, à la harceler sur les réseaux sociaux et à l’insulter de “salope”. À travers toute cette violence, Morgane constate que la plupart de ses agresseurs virtuels sont des hommes, paradoxe lorsque que la grande majorité des fans sont dans la réalité, des femmes.
“Je sais que c’est hyper mal vu en tant que femme [d’être fan] et de le montrer sur les réseaux, on est très vite catégorisées comme folles, il n’y a pas de comparaison masculine.”
L’impact des violences numériques
Dans l’obligation de mettre son compte en privé, les cyberviolences exercent une pression sur ces femmes qui cumulent plusieurs violences : l’agression, le choc, la mise sous silence et la non-réaction. À ce sujet, près de 5 femmes victimes de cyberviolences sur 6 (75%) cumulent plusieurs types de cyberviolences telles que le cyber-contrôle, le cyber harcèlement, la cyber surveillance ou encore cyber violence sexuelle, etc…(centre Hubertine Auclert, 2018).
Nous avons constaté l’impact de ces cyberviolences par des violences physiques.
La première de nos enquêtées nous a révélée que peu de temps après une campagne de cyberviolences, un homme l’a reconnu dans l’espace public et l’a menacée frontalement. Heureusement, elle était accompagnée d’un ami qui s’est interposé mais la jeune femme a eu très peur.
C’est à ce moment-là que nous avons compris qu’il y a bien une continuité entre l’espace numérique et l’espace physique, dans leur perpétuation de la peur et de la violence.
“C’est la raison pour laquelle les violences en ligne et les violences physiques ne sont pas déconnectées, elles se complètent.”
Quelles solutions pour ces femmes victimes de cyberviolences ? Nos deux enquêtées sont arrivées à la même solution pour les femmes victimes de cyberviolences : la passivité et l’effacement du cadre numérique. Comme un écho à la réalité des femmes victimes d’agressions, la seule solution pour elles reste de bloquer les utilisateurs, de se couper de tout réseau et d’attendre que cela passe.
“J’ai dû supprimer toutes les photos de moi sur mon compte public pour ne pas être victime de cyberviolences davantage.”
Leurs comportements changent aussi, elles s’adaptent à la violence. La première réaction de protection est de ne pas alimenter ce système de violence. Par conséquent, elle s’efface dans ce processus d’agressions en ligne. Aucune de nos enquêtées n’a réagi face à ces violences, par peur de représailles supplémentaires. Le paradoxe est tel que plus les femmes ont envie de partager leur engagement pour la cause des femmes ou leur passion, plus elles limitent leurs prises de parole.
“Je me suis rendue compte plus tard que si j’angoissais beaucoup à l’idée d’aller en concert c’était à cause de ça, j’avais trop peur que ça recommence un jour.”
Cette peur de la reconnaissance du à la médiation des réseaux sociaux laisse les victimes dans un état d’appréhension et d’angoisse constante, comme nous a confié Morgane.
Le risque réel de la non modération des discours de haine en ligne est que l’invisibilisation des cyberviolences peut très facilement entraîner l’invisibilisation des conséquences psychiques sur les femmes.
Ces paroles nous interrogent sur la place des plateformes numériques dans le prolongement des droits humains, sont-elles la continuité ou le frein des inégalités de genre ?
Les réseaux socionumériques : des ressources pour la mobilisation et le soutien des victimes ?
Parmi ces communautés de féministes et de fans, on retrouve une grande mobilisation entre les individus. C’est le cas pour notre première enquêtée, l’association #StopFisha revendique près de 30 000 abonnés sur Instagram. Cette association permet à toutes les femmes victimes, de détecter et de signaler les cyberviolences qui ne sont “absolument pas régulées” selon l’activiste. Par leurs événements et campagnes de prévention, #StopFisha donne la parole aux femmes qui n’ont aucune arme pour gérer seules une situation de cyberviolences. Les communautés apparaissent comme des boucliers contre les cyberviolences et sont l’occasion de créer de véritables dispositifs pour lutter.
“Le mieux dans ces moments-là c’est de se faire accompagner d’une personne proche de soi à qui tu peux donner tes identifiants pour que la personne fasse la veille avec toi, un peu comme un gardien.”
Le soutien et les conseils face aux nombreux cas de cyberviolences mènent les victimes à se protéger et à sentir en sécurité au sein de l’espace numérique. C’est ce que nous a également confié Morgane, rassurée par l’équipe artistique du rappeur, lui affirmant qu’au bout de trois jours, ce serait passé. Néanmoins, le fait de trouver du soutien ne devrait pas constituer le seul accompagnement des femmes ou réponse aux violences.
“Je me suis dit que je n’étais pas toute seule.”
On constate une vision optimiste du numérique face aux cyber violences lorsqu’elle permet d’améliorer l’utilisation des réseaux socio-numériques par les jeunes. Pour citer, Mme Bérengère Stassin sur les conséquences du numérique sur les jeunes (hommes et femmes), “il ne s’agit donc pas de condamner les pratiques des adolescents ou le manque de recul que certains peuvent avoir, mais de renforcer leurs compétences numériques et de leur apprendre à publier et à partager de l’information de manière réfléchie et responsable”. Bien que cela concerne les hommes et les femmes, l’auteure souligne ainsi l’importance de l’éducation aux médias, de la liberté d’expression liée au consentement numérique.
Des plateformes numériques démunies
Malgré cet optimisme, nos deux enquêtées révélaient une défaillance des plateformes numériques et des pouvoirs publics à agir concrètement dans les lutte des cyberviolences. Que ce soit dans l’utilisation très lente et fastidieuse des plateformes de signalements en ligne comme dans l’invisibilisation des victimes, ces femmes affirment la non efficacité des plateformes numériques pour la sécurité des droits des femmes. On retrouve les stratégies mises en place par les plateformes numériques, dans la diffusion des discours de haine, et notamment, la faiblesse de leur autorégulation (L.Corroy et S.Jehel, 2020). Les plateformes numériques les plus ouvertes se disent particulièrement démunies car les moyens des associations manquent de compétences. Les messageries privées seraient donc plus favorables pour la sécurité des femmes que les réseaux sociaux, encore faut-il que la protection des données soit respectée, question qui dépasse notre étude.
On constate que c’est à la femme de prendre la responsabilité de signaler cette violence alors qu’elle devrait être prise en main par la modération des plateformes et la régulation des pouvoirs publics.
La modération des réseaux sociaux ne permet pas aux victimes de désamorcer les violences numériques qui se prolongent dans l’intimité de la femme.
Faciliter les signalements sur les réseaux, réguler les discours de haine et appliquer une vraie politique de modération devrait être une des priorités dans l’amélioration des réseaux socio numériques.
“Ça me confronte à une autre violence, la responsabilité de signaler les autres commentaires, à me confronter à la haine pour l’intégrer pour agir dessus.”
“Les cyberviolences ne sont absolument pas régulées mais la modération est un droit humain.”
Ce qui ralentit aussi l’amélioration des plateformes sur la modération c’est aussi l’inexistence de mesures sur l’accélération des contenus (D.G.Boullier, 2019). En effet, il y a des mesures sur le contrôle des contenus et de leurs émetteurs mais rien en revanche sur l’accélération des contenus à proprement parler. Et c’est cet “excès de vitesse mentale” qui génère un véritable réchauffement médiatique. Malgré le fait que le contenu soit en partie pris en charge par la modération sur les réseaux, la vitesse de propagation des commentaires haineux sur les réseaux sociaux n’est donc pas encore régulée.
La liberté d’expression face aux discours de haine n’est pas une alternative ou une possibilité mais bien un droit européen de liberté d’expression sans limites posées par la loi (selon l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales). Le problème de la modération sur les réseaux touche les droits humains de ces femmes, obligées de se censurer et même de s’effacer. La féministe activiste nous confiait à ce sujet que lorsqu’elle avait voulu engager la discussion avec les pouvoirs publics mais qu’ils étaient très attachés à la définition de la liberté d’expression des utilisateurs. La discussion ne s’est malheureusement pas prolongée. On sentait ainsi une frustration de sa part, de ne pas pouvoir lier droit humain et lutte des violences numériques, ce qui pose des problèmes éthiques pour l’utilisation libre des plateformes.
“On ne se rend pas compte que la liberté d’expression est un sujet à protéger mais ça ne va pas en contradiction avec la régulation des cyberviolences et de l’espace numérique, les deux doivent se conjuguer et il y a un juste milieu à trouver.”
Les différents échanges menés au cours de ces enquêtes nous ont amenées à conclure qu’une utilisation saine et libre des plateformes numériques était pour les droits des femmes, encore à garantir. Dès qu’une femme souhaite exprimer son combat de féministe ou sa passion pour le rap, elle ne devrait pas devoir subir une expérience aussi violente que risquée. Les plateformes numériques doivent urgemment s’améliorer en matière de protection des données, de modération et d’éducation au médias pour la pérennité des droits des femmes.
La démarche photographique
Le lien entre les réseaux sociaux et notre personne, se transmet majoritairement par le smartphone, la main en étant le support, elle symbolise alors le lien avec ces cyberviolences. Mettre en images les conséquences des cyber-violences sur les personnes en inscrivant ces violences sur la peau de la personne, entre ses ridules, les traduit alors en matérialisant la violence des propos. Nous avons voulu donner vie aux agresseurs du web à travers une humanisation visuelle des propos violents reçus par les femmes. Les textes écrits sur les photos sont issus de situations vécues par des femmes que nous avons interrogées.
Bibliographie
- BOULLIER Dominique, “Lutter contre le réchauffement médiatique” 2019
- CHARTON Laurence et BAYARD Chantal. 2021. «Les violences contre les femmes et les technologies numériques : entre oppression et agentivité ». Recherches Féministes, vol. 34, no 1, p. 313-330.
- CORROY Laurence, JEHEL Sophie, “Le numérique a t’il enflammé les violences contre les défenseurs des droits humains ? RFSIC 2020
- Le centre Hubertine Auclert, Rapport “Cyberviolences conjugales” Prévention des violences, 2018
- MCGONAGLE Tarlach, “Liberté d’expression et diffamation” Étude de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, 2016
- STASSIN Bérengère ’’(Cyber)harcèlement: Sortir de la violence, à l’école et sur les écrans’’, Questions de communication, 2019