Se goinfrer en direct : le phénomène mukbang fait saliver les foules

Si vous n’avez jamais entendu parler du mukbang, vous vous demandez peut-être pourquoi des milliers de personnes sont attirées par le plaisir de regarder quelqu’un manger de grandes quantités de nourriture de manière spectaculaire. Mais le mukbang ne se limite pas aux seuls mukbangeurs, les spectateurs jouent également un rôle important dans ce phénomène. Le mukbang peut sembler être un phénomène innocent à première vue, mais il cache en réalité une dimension bien plus sombre.

Un homme, assis à une table, face à la caméra. Il se fait appeler Nikocado Avocado. Devant lui, un gigantesque plat de nouilles couleur orange, dégoulinant de sauce. Il s’adresse à nous. Il commence par des anecdotes de vie, ses états d’âme ou le dernier scoop sur sa vie amoureuse. Il installe une ambiance de discussion avant de se lancer tête la première sur son plat. Ça y est, le rituel commence. Les bruits de bouche s’enchaînent et s’imposent à nos oreilles. Sur son visage, la sauce monte quasiment jusqu’aux yeux. Les nouilles sont englouties à grande vitesse, à deux doigts de provoquer l’étouffement.

Cette scène que vous auriez pu voir sur internet s’appelle un “mukbang”. Et c’est un véritable phénomène en ligne. Le principe ? Déguster son repas face caméra en direct, en s’adressant aux spectateurs comme s’ils étaient là, assis juste en face. Le concept voit le jour en Corée du Sud, lorsqu’en 2009, la première vidéo mukbang est publiée sur le site de streaming AfreecaTV. Et ce n’est pas un hasard : les Coréens se sentent esseulés, une épidémie de solitude urbaine fait rage dans les villes de la péninsule, notamment chez les hommes de 20 à 40 ans. L’instant du repas, moment convivial par excellence, se transforme en un tête-à-tête avec soi-même. Face à cette solitude, c’est sur internet que les Coréens tentent de trouver une solution. Pas de famille ou d’amis avec qui dîner ? Pas de problème ! Avec le mukbang, nos convives sont à portée de clic. Quoi de mieux que la nourriture pour recréer du lien social ? Quoi de mieux qu’internet pour inviter du monde dans sa vie privée ?

Le mukbang se taille un beau succès : les vidéos se multiplient et se propagent rapidement sur toutes les plateformes sociales. Virales, elles sont partagées par milliers et attirent la curiosité des foules partout dans le monde. Mais avec sa prolifération, le mukbang mute. Tel un virus, il s’adapte à son milieu. Bruits de bouche, plats gigantesques, débordements de sauce, de sucre et de fromage, le mukbang 2.0 est un véritable concours de goinfres.

Pratique abjecte pour certains, plaisir virtuel pour d’autres, le mukbang est avant tout hypnotisant. Qu’il plaise ou qu’il rebute, il attire beaucoup de spectateurs : sur YouTube, deux vidéos suffisent à atteindre le milliard de vues. Les commentaires s’affichent dans toutes les langues du monde. Fans et « haters » s’y délectent et créent de l’engagement, grâce auquel les créateurs de contenus sont rémunérés. Et c’est là un point crucial : manger devant la caméra peut rapporter gros. Les mukbangers ne semblent plus être à la recherche d’un lien social perdu, mais d’un revenu complémentaire. Monétisation des vidéos, sponsors, liens affiliés, merchandising, les mukbangers sont devenus des youtubeurs à part entière, et en tant que tels, ils sont soumis aux règles du marché, où l’engagement règne en maître incontesté. Mais dans un univers qui regorge de contenu, il faut sortir du lot. Certains mukbangers ont choisi de le faire en mangeant de plus en plus…

Le plus connu d’entre eux se fait appeler Nikocado Avocado.

C’est l’un des premiers à importer la pratique du mukbang aux Etats-Unis. Au début de son aventure numérique, Nicholas Perry était un fervent défenseur du véganisme. Jeune homme souriant, on pouvait le voir préparer ses plats préférés et les déguster en compagnie de son perroquet, Mr Noodle. Six ans et des centaines de millions de vues plus tard, Nikocado est obèse et malade. Ses vidéos sont un cocktail de malbouffe et sautes d’humeur : il rit, pleure, se goinfre, embrasse son copain, se goinfre, attaque les spectateurs, se goinfre encore et nous donne rendez-vous au prochain épisode. Il déprime sur son sort et sa colossale prise de poids, mais rejette la faute sur ceux qui le regardent. “It’s your fault!”, crie-t-il à la caméra. Et comment lui donner tort : son public ne cesse de croître malgré la dégradation des vidéos. La dernière en date compte plus d’un million et demi de visualisations en moins de deux semaines. 

Dans les commentaires, certains s’inquiètent, peu l’encouragent, la plupart l’insultent. 

Les mukbangeurs sont soumis à une réelle pression pour satisfaire les attentes de leur public en mangeant de grandes quantités de nourriture de manière spectaculaire. Cette pression peut être perçue comme une forme de contrôle exercé par les spectateurs sur les mukbangeurs, qui sont en quelque sorte au service de leur public. D’un autre côté, les mukbangeurs peuvent également être vus comme des agents de changement en utilisant leur plateforme pour promouvoir des causes sociales et en offrant un espace de réconfort et de communauté pour leur public.

En fin de compte, le mukbang est un phénomène complexe qui met en lumière les dynamiques de pouvoir et de représentation en jeu dans les médias modernes. Il est important de prendre en compte ces dynamiques lorsque nous analysons et réfléchissons à ce phénomène en évolution, des dominations étudiées par le sociologue Stuart Hall.

Le but de notre enquête est de comprendre pourquoi les internautes regardent ce genre de contenu et quel effet ça leur fait ? Pour mieux appréhender le processus de réception du mukbang, nous avons interrogé deux personnes n’ayant aucune connaissance de ce sujet. Deux étudiants que nous avons fait réagir à une vidéo montrant l’évolution de Nikocado. Nous les avons filmés à leur tour pendant le visionnage, leur offrant la possibilité de s’arrêter et commenter lorsqu’ils le souhaitaient.

Les premières réactions se ressemblent : amusement et incompréhension. “(Vie de ma mère) je comprends pas le concept”, nous dit Angel en rigolant. La curiosité laisse place à l’étonnement, tandis que les sourires s’évaporent au fil des minutes. Incrédules, ils restent les yeux rivés sur l’écran, pendant que Nikocado dévore un plat après l’autre. “J’ai l’impression de le voir grossir au fil des vidéos”, nous dit Alizée. Dégoûtés par les “mélanges trop bizarres” et les “bruits de bouche”, mais hypnotisés par le spectacle, ils vont néanmoins regarder les vidéos jusqu’à la fin.

Interrogé, Angel dit trouver cela drôle. “Je ne me suis pas identifié à eux, j’ai simplement l’impression de découvrir quelque chose de nouveau qui parfois me fait rire.” Sa réaction contraste avec celle d’Alizée, qui parle d’une véritable répulsion : “D’un côté la nourriture m’a donné faim, mais le mec m’a dégoûtée, surtout avec ses bruits de bouche.” 

Les deux étaient en revanche scotchés devant l’écran, et pour une bonne raison. Les vidéos de Nikocado s’inscrivent pleinement dans le principe du web affectif. En provoquant des émotions fortes, elles poussent les spectateurs à cliquer et regarder. Haine, curiosité, dégoût, inquiétude, la qualité de l’émotion compte moins que son intensité pour attirer du monde. Les mukbangers l’ont compris, et n’ont aucun scrupule à appuyer sur ce levier pour créer toujours plus d’engagement avec leur contenu. Parce qu’au final, ce sont les chiffres qui comptent. Positive ou négative, toute interaction est monnayée. Tout est donc permis afin de s’assurer l’attention du spectateur : choquer, mentir, se mettre en scène. Nos interrogés en sont conscients. “Ils veulent de l’argent”, “s’ils font ça, c’est que ça doit fonctionner”.

 La pratique du mukbang s’est rapidement transformée, devenant la manifestation matérielle de cette course à l’attention, toujours plus folle. A l’arrivée, on assiste à une réelle auto-destruction, physique et mentale. Car tout le monde peut se filmer en train de manger, il faut donc aller au-delà. Manger plus, manger pire, pour mieux nous entretenir. 

YouTube a contribué à la croissance de ce phénomène et à sa diffusion à l’échelle mondiale. Cependant, avec cette popularité vient aussi une certaine responsabilité en tant que plateforme pour diffuser du contenu de manière éthique et responsable. Le mukbang est utilisé comme un moyen de gagner de l’argent facilement, mais il est également exploité par les plateformes de streaming en ligne qui tirent profit de la popularité du phénomène.

Dans cette économie du capitalisme numérique, les mukbangers peuvent vendre leur santé et leur vie privée sur YouTube. Plus grande plateforme de diffusion au monde, elle leur offre une visibilité inégalée. Le contenu des mukbangers épouse parfaitement le modèle économique d’Alphabet. Avec ses algorithmes qui récompensent l’engagement avant tout, YouTube favorise ces vidéos au haut potentiel affectif et encourage en l’occurrence des pratiques autodestructrices. 

La plateforme ne semble pas juger nécessaire la régulation de ces formes de mise en danger de soi, et continue de capitaliser dessus.

Certaines de ces vidéos sont même sponsorisées par des marques, qui offrent ainsi aux mukbangers la possibilité de monétiser davantage la destruction de leur vie, tout en en tirant profit.

Comme le dit Boltanski dans Souffrir à distance « la connaissance de la souffrance pointe vers l’obligation d’assistance. » C’est peut- être ce qui pousse certains spectateurs à poster des messages bienveillants, qui nourrissent encore l’algorithme de Youtube.

Les mukbangers sont incités à continuer à produire des vidéos, pendant que les spectateurs, captivés, ne peuvent détourner le regard de cette autodestruction en direct, à laquelle ils contribuent.

L'auteur.e

Abdallah

Le.la photographe

Rida Choubai

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