En route vers la Gig Economy

Les entreprises de la nouvelle économie basées sur les plateformes numériques comptent énormément sur la flexibilité et l’indépendance de pools de travailleurs. Mais il y a un prix à payer pour cette innovation technologique. Bienvenue dans la Gig Economy…

Londres, Berlin, Bordeaux, Nantes, Lyon, Paris et bien d’autres encore, depuis 2016 les mobilisations et les grèves des livreurs à vélo se développent en Europe pour réclamer de meilleures conditions de travail et rémunérations. En France, l’arrêt de la cour de cassation de ce 28 novembre 2018, dans le cas opposant un ancien livreur à Take Eat Easy, une plateforme de livraison de repas comparable aux grands acteurs actuels UberEats ou Deliveroo changera-t-il la donne des conditions de travail de ce que l’on appelle la gig economy?

Le mot anglophone « gig » trouve sa racine dans l’industrie de la musique et décrit la représentation sur scène d’un musicien, qui par nature, est courte, irrégulière et sur demande. Le mot a évolué pour décrire des petits boulots précaires payés à la tâche, puis a été repris plus spécifiquement dans le cadre de la nouvelle économie des plateformes digitales faisant intervenir des travailleurs indépendants.

Selon le rapport Économie des plateformes : enjeux pour la croissance, le travail, l’emploi et les politiques publiques par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) pour le ministère du travail [efn_note] O. Mantes, “L’économie des plateformes : enjeux pour la croissance, le travail, l’emploi et les politiques publiques”. Dares, 2017. PDF: https://dares.travail-emploi.gouv.fr/dares-etudes-et-statistiques/etudes-et-syntheses/document-d-etudes/article/l-economie-des-plateformes[/efn_note], bien qu’il soit difficile d’établir des statistiques sur les travailleurs de cette nouvelle économie des plateformes en générale, il est possible d’affirmer que « les activités concernées [s’exercent] fréquemment sous un statut d’indépendant isolé (p 10). »

C’est le cas d’un jeune livreur qui habite à Mantes-la-Jolie et travaille à Paris pour plusieurs de ces entreprises, sous le statut auto-entrepreneur, auquel recourent massivement les plateformes de livraison de repas.

Capture d’écran le 12 Janvier 2018 – Conditions sur les sites Stuart et UberEats pour rejoindre les livreurs. Le statut d’auto-entrepreneur est explicitement mentionné.

Auto-entrepreneurs, les salariés invisibles

Après être passé par une multitude de petits boulots tel que McDo, téléconseiller, ouvrier dans une manufacture de porte, centre de tri de la poste ou d’expédition pour Amazon, Léon (nom d’emprunt), 22 ans, attiré par la flexibilité offerte par les plateformes digitales s’est tourné vers la livraison de repas en statut auto-entrepreneur.

A Bordeaux, il livrait via Foodora, pour un salaire de 7,5€ brut par heure travaillée plus 2€ par livraison effectuée. La plateforme a depuis fermé ses portes devant la pression concurrentielle du marché, et plus particulièrement de Deliveroo (5€ à 5,75€ par livraison) et UberEats. « Foodora, au début on a vraiment beaucoup de travail, et le patron il m’aimait bien, il me donnait tous les horaires que je voulais. Des fois, il me mettait 45 heures [par semaine] donc je pouvais vraiment travailler comme un fou. »

Mais la situation pouvait varier selon les périodes. Parfois, les horaires étaient moindres et le jeune travailleur ne récupérait que des travaux annulés par les autres coursiers. Pour compléter ses horaires et ses revenus instables, il s’est donc tourné vers d’autres plateforme comme Deliveroo et UberEats.

Parmi les inconvénient liés au travail de coursier auto-entrepreneur, Léon note aussi le risque de chute: « Des fois, tu freines sous la pluie et tu glisses… Récemment, je suis tombé et je me suis fait un arrachement au poignet. On m’a posé une attelle, j’ai donc dû prendre une semaine de repos. » Sans revenu bien entendu.

© Laurelenn Jacquet

Et il n’est pas le seul, les livreurs sont particulièrement exposés aux risques d’accidents. Un article de 20 Minutes publié en juillet 2018 met en lumière l’exposition des coursiers aux accidents et vols lors du travail. Les plateformes sont au courant de ce problème et tentent d’y apporter des réponses. Par exemple, UberEats et Deliveroo offrent, en partenariat avec AXA, une assurance santé et Prévoyance en cas d’accident ou de blessures corporelles pendant une course. Cependant, dans un travail de plus en plus déshumanisé, les livreurs doivent passer par un parcours du combattant avant de faire valoir ces couvertures qui se trouvent parfois être insuffisantes. Pas d’adresse mail, pas de numéro de téléphone, un simple chat sur UberEats et une tracasserie administrative sans fin pour Lucas (prénom modifié), agressé par des voleurs armés qui lui ont dérobé son scooter et téléphone. Au mieux, il se verra rembourser 25€ par jour d’arrêt de travail sur présentation de certificat médical. Aziz Bajdi, livreur Deliveroo qui s’est perforé l’abdomen en chutant, se verra répondre que son cas n’est pas couvert.

Les inconvénients pour les travailleurs sous le statut auto-entrepreneur ne s’arrêtent pas là. N’étant légalement pas salariés, ils ne bénéficient pas de l’application du Code du travail. SMIC horaire, fiche de paie, chômage, congés payés, frais de déplacement, autant de droits hors de portée pour ces travailleurs. Bien que théoriquement indépendant et choisissant de travailler quand bon lui semble, le coursier reste très fortement lié à la plateforme, qui peut mettre fin à tout moment au contrat de service les liant, sans avoir besoin d’invoquer une raison. A cette situation de précarité et pour parachever le tableau, les outils de travail, vélos bien entretenus, signalisation lumineuse, et smartphone sont bien évidement à la charge du travailleur.

Conscientes que ces conditions de travail sont litigieuses et que l’utilisation du statut auto-entrepreneur est de plus en plus pointé du doigt comme étant un moyen de dissimuler un lien employeur-employé, les plateformes mettent en place des parades.

La stratégie des mots et la réalité des faits

Des parades qui se cachent habilement derrière des mots. Comme bikers, par exemple. Ce terme employé en français pour désigner des clubs sociaux de personnes qui ont en commun d’être passionnés de motos a été subtilement repris par Deliveroo France pour l’appliquer à ses coursiers. Une stratégie habile pour faire apparaître le fait de livrer des repas non comme un métier mais comme un simple hobby.

Une note interne de Deliveroo, adressée à ses managers en Angleterre et révélée par le Guardian en 2017, montre l’importance du choix des mots, tant la limite entre indépendant travaillant via les plateformes et salarié travaillant pour les plateformes est ténue et floue. Dans cette note, Deliveroo décrit précisément, exemples pratiques à l’appui, ce qu’il convient de dire et de ne pas dire pour éviter toute confusion sur le sujet. Nous pouvons y trouver par exemple :

Ne pas dire : Uniforme. Par exemple : « Veuillez nous ramener l’uniforme que le centre vous a fourni et nous vous rendrons votre caution. »

Dire : Kit / Equipement. Par exemple : « Si vous avez acheté un pack d’équipement lorsque vous avez commencé à travailler pour Deliveroo, ramenez-le au centre nous vous le rachèterons. »

Ne pas dire : Travailler pour Deliveroo.

Dire : Travailler avec Deliveroo.

Ne pas dire : Employé/ travailleur / membre d’équipe.

Dire : Fournisseur indépendant.

Ne pas dire : Demande d’absence/ de congés/ demander du temps libre. Par exemple : « Si vous voulez du temps libre, vous devez réserver un jour de congé. »

Dire : Notification d’indisponibilité. Par exemple : « Si vous êtes indisponible pour une période prolongée […] merci de nous le faire savoir. »

Ces « jeux de mots » et la création d’un nouveau champ de vocabulaire sont l’un des éléments majeurs d’une stratégie de dissimulation visant in fine à éviter de qualifier ses coursiers d’employés. Dans son livre ‘Humans as Service’[efn_note]J. Prassl, “Humans as Service: the promise and perils of work in the gig economy”. Oxford University Press , 2018.[/efn_note] , le professeur de droit Jeremias Prassl explique que l’utilisation de ce langage flou vise à éviter la réglementation juridique explique que l’utilisation de ce langage flou vise à éviter la réglementation juridique. Il argumente : « Ces récits ne sont pas que de simples outils de marketing, ils sont conçus pour développer des réponses règlementaires et politiques spécifiques (p 34). »

Eviter les contraintes du droit du travail

Le modèle économique de ces plateformes numériques peut se définir en deux grandes notions. D’une part, la création de valeur vient d’une mise en relation efficace entre les demandes de consommateurs et la disponibilité des travailleurs grâce à de puissants algorithmes. D’autre part, selon la chercheuse Julia Tomassetti[efn_note] J. Tomassetti, “Does Uber redefine the firm? The postindustrial corporation and advanced information technology”. Hofstra Labor and Employment Law Journal 1, 17, 2016.[/efn_note], le cœur du business modèle de ces nouveaux acteurs repose sur l’arbitrage règlementaire. Professeur de droit, Victor Fleischer [efn_note] V. Fleischer, “Regulatory Arbitrage”. U of Colorado Law Legal Studies Research Paper No. 10-11, Colorado, 4 mars 2010. Disponible sur SSRN: https://ssrn.com/abstract=1567212 or http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.1567212[/efn_note] définit cet arbitrage comme la « manipulation de la structure d’un marché pour profiter d’un écart entre la substance d’un accord et son application réglementaire », et cite comme exemple « le licenciement d’un employé et sa réembauche en tant qu’indépendant pour éviter les contraintes du droit du travail. »

De ce point de vue, l’essor de ces plateformes a été possible du fait d’une « faille » ouverte dans le droit des travailleurs, que constitue ce statut d’auto-entrepreneur. Leur système économique et leur essence même reposant sur ce statut, une requalification de ces coursiers en tant que salariés mettrait à mal leur business model en instaurant toute une batterie de coûts supplémentaires : charges sociales, assurances, congés, frais de déplacements, achats du matériel à leurs frais etc…

Cette faille a été pointée par la DARES, qui pose la question d’un manque dans la législation et la nécessité d’un statut intermédiaire entre salarié et auto-entrepreneur, en soulignant le lien de dépendance de ces derniers vis-à-vis des plateformes (p 30).

Les décisions de justice s’enchaînent ces dernières années. Au Royaume-Uni, la société CitySprint, plateforme de livraison de repas, s’est vue imposer sur décision de justice l’obligation de payer un salaire minimum et des congés payés à Mags Dewhusrt en janvier 2017. En France, très récemment, le cas plaidé par David, ancien livreur de Take Eat Easy, société ayant fait faillite en 2016 est emblématique et pourrait peser sur l’avenir. Après une décision des prud’hommes négative, arguant que la relation entre les deux parties relevait de la juridiction du tribunal de commerce, confirmée un an plus tard par la Cour d’appel, la Cour de cassation a tranché en faveur du livreur et invite la Cour d’appel à revoir sa copie.

Celle-ci s’appuie sur le fait que la relation de travail n’est pas liée à la dénomination donnée par les parties, mais par la réunion de plusieurs conditions. Selon la Cour, le « lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. » Des conditions toutes réunies dans les nouvelles plateformes de la Gig Economy.

©Catherine Rose Bengan-Durand – Lors d’un deuxième entretien le 29 novembre 2018, Léon montre une pénalité de 20 euros pour une absence. Ce jour-là, il a annoncé qu’il allait chercher un travail dans un autre domaine.

L’Inspection du travail et l’Urssaf partagent également l’avis de la Cour de cassation et jugent que les livreurs de Deliveroo et Take It Easy sont des travailleurs dissimulés, dont l’emploi devrait donc donner lieu à des versement de cotisations. Une enquête préliminaire a été lancée sur le sujet par le Parquet de Paris au printemps 2018 selon Mediapart. Toujours selon la même source, l’Urssaf a adressé à Take It Easy « un redressement de 718 000 euros au titre des cotisations non payées et des amendes », uniquement pour l’emploi de 111 coursiers durant quelques mois dans la ville de Nantes. Parallèlement, le Conseil des prud’hommes de Nice a condamné la même entreprise à indemniser six de ses livreurs au titre d’un rappel de salaires et de jours de congés  en s’appuyant sur la décision de la Cour de cassation du cas de David.

D’autres dossiers similaires sont en cours concernant d’autres sociétés telles que Foodora, Deliveroo et Stuart selon l’avocat des livreurs. Nous pouvons aussi noter dans le secteur du transport le cas d’un ancien chauffeur indépendant d’Uber, pour lequel une décision le 10 janvier 2019 de la cour d’appel reconnaît le lien de subordination entre la plateforme VTC et le chauffeur. La Cour d’appel a pour l’instant renvoyé le dossier aux Prud’hommes.

Rétropédalage des conditions de travail ?

Cette situation de travailleurs indépendants en apparence, subordonnés à un intermédiaire est comparable à une organisation du travail très fréquente au XIXe siècle. Dans son ouvrage ‘Beclouded Work in Historical Perspective’[efn_note] M. Finkin, “Beclouded Work in Historical Perspective”. Comparative Labor Law & Policy Journal, Vol. 37, No. 3, 2016; University of Illinois College of Law Legal Studies Research Paper No. 16-12, Illinois, 8 January 2016. Disponible sur SSRN: https://ssrn.com/abstract=2712722[/efn_note], le professeur Matt Finkin de l’Université d’Illinois montre les similarités des plateformes de la Gig Economy et du système dit de « putting out » ou production à la maison. Il s’agit de la fragmentation du travail en petites tâches standardisées et facilement contrôlables, confiées par un intermédiaire à des travailleurs à domicile en fonction de la demande.

Dans le cas de la confection d’un vêtement par exemple, les travailleurs sont rémunérés à la tâche, tout comme les coursiers aujourd’hui. Le temps entre deux tâches, comme la récupération des marchandises auprès de l’intermédiaire au XIXe siècle ou l’attente d’un client via un intermédiaire digital pour un coursier, est perdu et non rémunéré.

Autres points communs, le matériel, espace à domicile et nécessaire à couture pour l’un, vélo et smartphone pour l’autre, le contrôle du travail, physique ou digital, par l’intermédiaire. Dans les deux cas, Jeremias Prassl note que les intermédiaires sont « puissants, capables d’identifier les demandeurs et les travailleurs, d’allouer des tâches et de les rémunérer et d’assurer un contrôle de la qualité. » Enfin, un grand réservoir de travailleurs faiblement qualifié et le transfert du risque d’inactivité amènent à une féroce compétition entre les travailleurs et à un nivellement par le bas des conditions de travail.

Les bikers se mobilisent face à l’ubérisation de leur travail

Depuis août 2017 en France, les bikers de Deliveroo régissent face aux changements progressifs de tarification, qui ont commencé en 2016.  A partir de 2017, la plateforme de livraison a voulu faire passer « l’harmonisation des rémunérations » pour tous ses livreurs, dorénavant payés à la course. Un changement qui touche les anciens livreurs travaillant encore sous l’ancien contrat (7,50€ par heure, en plus d’une commission à la course comprise entre 2 et 4€).  Pour les manifestants, ces nouvelles règles poussent à « rouler plus pour gagner plus » donc à aller plus vite et à prendre plus de risque au travail. Aujourd’hui, la lutte continue pour les cyclistes de Deliveroo, les livreurs se retrouvant avec 4,80€ par course et une nouvelle forme de tarification au kilomètre.

© Laurelenn Jacquet

Tandis que les manifestations s’intensifient, les alternatives émergent. Pour ne pas être dépendants des sociétés existantes, certains cherchent à créer une coopérative autour d’une nouvelle plateforme. Trebor Scholz dans son ouvrage ‘Platform Cooperativism: Challenging the Corporate Sharing Economy’ publié par Rosa Luxemburg Foundation [efn_note] T. Scholz, “Platform cooperativism : Challenging the corporate sharing economy” (PDF), Rosa Luxemburg Foundation Stiftung, New York,  janvier 2016.[/efn_note] à New York, donne 10 principes sur le « Platform cooperativism » pour permettre aux travailleurs de se réapproprier la technologie.

En France, dans la même lignée, le jeune développeur Alexandre Segura a développé Coopcycle. Pour Alexandre, cette plateforme est d’abord un projet social et politique.  Elle est enregistrée sous une « licence à réciprocité » qui impose la coopérative de travailleurs dans le cadre de son utilisation commerciale. La résistance s’organise.

L'auteur.e

Catherine Rose Bengan-Durand
D’origine philippine avec un parcours dans le domaine du design, elle poursuis actuellement un Master 2 en Plateforme Numérique dans le domaine des sciences sociales. Son intérêt pour le monde de la recherche vient approfondir sa pratique en tant que média designer. Ses sujets de recherche s’articulent autour de la migration philippine et de la précarisation du travail à l’ère numérique. Elle consacre son temps libre à faire du bénévolat dans une association pour des travailleurs migrants philippins, basée à Paris.

Le.la photographe

Laurelenn Jacquet

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