L’avènement du numérique a considérablement facilité l’accès à la pratique photographique ainsi qu’à sa diffusion. Bien que la prise de photographies ait subit des modifications au fil des évolutions technologiques, on s’aperçoit cependant que les sujets photographiés selon les générations ne sont pas si différents que ça. Prise d’images, temporalité des clichés, conservation, partage et transmission, qu’a réellement modifié le numérique dans les pratiques photographiques ?
Les moments fort d’une vie, fil rouge de la photographie de famille de génération en génération
La prise de photos dans le domaine du privé a été traversée par de nombreuses tendances au fil de l’évolution du dispositif photographique, avant d’en arriver au numérique.
Que ce soit le format de l’appareil – du daguerréotype à l’IPhone 11, le support de la photo – des plaques de cuivre aux écrans numériques, ou encore les tendances photographiques – des portraits sérieux aux paysages purement artistiques, les différents outils qui composent la pratique photographique ont subis bien des transformations. Mais si un sujet a su traverser les âges, c’est bien la photo de famille.
Toutes deux intéressées par la photographie et par toute la dimension du souvenir qui accompagne initialement les pratiques photographiques, nous nous sommes demandé ce que les nouveaux usages sociaux du numérique avaient pu apporter comme modifications dans les pratiques photographiques familiales au fil des générations. Les ont-elles vraiment changées ?
Prise dans l’optique d’immortaliser un moment dont on voudrait se rappeler, elle incarnait à elle seule le devoir de mémoire familial. « [La] vieille photographie de famille, encadrée jadis dans le salon, oubliée dans la cave ou rangée dans le grenier, nous raconte toujours une histoire : celle d’un anniversaire, des vacances à la plage, des cadeaux de Noël, d’un mariage ; enfin, elle nous raconte le bonheur qui a été là ou, en tout cas, celui dont on a voulu conserver une trace »[1]. Peu importe les époques, les appareils, les générations, la photographie privée immortalise le bonheur familial, ou entre amis.
Nous avons rencontré Diego, 14 ans, qui prend des photos pour « partager des émotions. » Alors qu’il survole les photos de ses grands-parents, nous nous arrêtons sur les photographies de moments de joie, de fête, de repas entre amis et de sorties familiales. S’il ne se reconnaît pas forcément dans la construction de l’image et estime faire des photos plus « fun », nous nous apercevons qu’il a, lui aussi, quelques photos avec sa famille et ses amis sur son bureau.
Les photos de ses grands-parents et les photos format polaroïd posées sur le bureau de Diego ont la même fonction : se souvenir de son entourage, des membres de sa famille.
Sur chacune d’elles, on peut voir qu’il a écrit au stylo rouge la date à laquelle elles ont été prises. « Quand je lève la tête, ça me fait plaisir de les voir là, je vais penser au jour où je les ai accrochées. [Dans trente ans] je serai de nouveau content de les voir. » Bien qu’il ne soit pas encore trop attaché à l’album précieusement conservé par sa famille, il est heureux d’avoir ce biais pour retourner dans le passé de sa grand-mère, cela lui « fait plaisir de voir qu’elle a laissé des traces quand elle est passée ». En 1950 ou en 2019, la place du souvenir des moments heureux est centrale dans les pratiques photographiques.
Jeanne, 15 ans, procède de la même manière : lorsqu’elle décide d’imprimer certaines de ses photos, c’est pour les accrocher dans sa chambre. Pour elle, une bonne photo, « c’est une photo avec un sentiment assez fort, beaucoup de joie, un moment hyper important, un moment par exemple avec toute ma famille ou toutes mes copines, et ça me fait plaisir de pouvoir les re-regarder quand je rentre dans ma chambre. »
On a également interrogé son grand-père Peter, qui nous a montré son album photo, le premier d’une série de trente-quatre. Il imprime « des photos de bons moments, mais aussi des photos de paysages qui sont bien réussies. (…) Comme Jeanne, c’est les photos avec un sentiment spécial. »
Que ce soit avec le polaroïd de Diego, les photos imprimées de son téléphone de Jeanne, ou les albums des grands parents, les sujets des photos précieusement conservées se ressemblent. Celles qui comptent, ce sont celles qui rappellent un moment heureux, en famille ou entre amis.
Identité et photographie au fil des générations
Que ce soit Diego ou Jeanne, lorsqu’on leur demande d’analyser les photos de leurs grands-parents, leur première réaction n’est pas forcément de différencier leurs photos de celles dans les albums. Leurs indications concernant la temporalité des photographies concernent le physique ainsi que le style vestimentaire des grands-parents. Jeanne, « Je les aime bien, c’est marrant, ils ont tous leur tête mais quand ils étaient jeunes. C’est dur de s’imaginer que maman avant d’être maman elle était enfant elle aussi. (…) Ça se voit que ça fait longtemps, ils ont tous des têtes avec des cheveux plaqués sur le côté. »
Ce qui frappe cependant, c’est la distance que Diego éprouve vis-à-vis de la construction des anciennes photos de famille. Nous lui soumettons un portrait de son grand-père fait chez un photographe, comme il était d’usage de le faire à l’époque. La neutralité de la photo, le sérieux de son grand-père ainsi que sa tenue vestimentaire sont étrangers à Diego. S’il devait faire une photo du même type, il ferait « une photo où [il] sourit vraiment ! », nous dit-il, faisant preuve de codes de lecture manifestement différents de ceux de ses grands-parents.
« Les attitudes, les poses et les discours sont rigides et peu détendus, puisque l’on doit condenser en peu de temps une image de la famille satisfaisante pour le visionnage futur. » (Giusepina Sapio à propos des Home movies). A l’époque, on s’apprête, on se rend beau, on déploie une multitude d’efforts que l’on condense en une seule image, destinée à laisser la trace du passage du grand-père dans la famille de Diego. Pour ce dernier cependant, la joie du moment immortalisé ne transparaît pas clairement dans les photos de ses aïeuls. Diego prend des photos plus fun, des selfies, où ils sont rigolos.
Le paraître et la présentation de soi sont restés centraux dans la prise de vue. Mais depuis l’apparition des plateformes, on s’aperçoit que s’est installée une sorte de course à qui aura la meilleure vie et saura la montrer. Sourires exagérés, voyages de rêve et grandes amitiés font le quotidien des posts Instagram. Les nouvelles générations conçoivent leurs images dans l’optique de les poster. Si la démarche de montrer le meilleur de soi-même reste la même, les codes ont changé, les mœurs se sont décomplexées et les injonctions se sont accentuées, modifiées. Le sourire est banalisé, rendu presque obligatoire, effaçant le sérieux qui était la norme sociale de l’époque.
Après avoir ouvert l’album de son grand-père, nous nous penchons sur « l’album » de Jeanne, son compte Instagram. « Les photos auxquelles je tiens et que je veux garder, j’en ai quelques-unes et elles tiennent dans une enveloppe, mais moi j’ai plein de photos dans ma chambre. Plein plein, accrochées au mur, accrochées dans des cadres, sur mon lit, accrochées à des guirlandes. » Mais ces photos sont différentes de celles qu’elle poste sur la plateforme. En effet, sur son compte, uniquement des photos d’elle et deux photos d’elle et de sa meilleure amie. Sinon, c’est elle à Paris, elle en vacances, elle en Normandie, elle à Strasbourg.
Les grands-parents admirent les jolies photos de leur petite fille. Peter nous confie, « ce n’est pas [son] truc de prendre des photos de [lui] ». Pourtant, il trouve celles de sa petite fille très bien « Elles sont naturelles, les miennes sont un peu artificielles (…) regarde ta grand-mère » en parlant d’une photo où cette dernière pose devant des chevaux. Et en effet, on demande à Jeanne si elle aurait pu poster cette photo sur son compte Instagram, « cette photo là non, parce qu’on voit que je pose devant les chevaux. »
La pose. Aux origines des appareils, c’est elle qui faisait la pratique photographique. Comme le grand-père de Diego on allait chez le photographe pour se faire tirer le portrait en studio. « Quand j’étais jeune on sortait les portraits, on prenait des photos de personnes, c’était très très cher. Un paysage en noir et blanc ça ne dit pas beaucoup de choses. (…) Le but c’était vraiment se souvenir des personnes. » Nous raconte Peter. Mais aujourd’hui Jeanne et Diego ne posent plus, ou si, tout l’art de la pose réside dans la capacité à ne pas donner l’impression qu’on pose. Il faut être naturel, montrer la joie de l’instant présent, essayer de faire croire à la sincérité du moment capturé, faire passer des émotions, comme le disent Jeanne et Diego.
Ainsi, la photographie aurait peu évolué au fil des générations. Les sujets restent sensiblement les mêmes, malgré la numérisation des dispositifs photographiques. Quelques codes de construction de l’image ont tout de même changé, ainsi que l’image que l’on veut renvoyer à son entourage. Jeanne qualifie son Instagram de « carte d’identité », « tu peux un peu déceler la personnalité des gens grâce à leur compte insta. Et je trouve que mon compte est assez représentatif. » Le portrait du grand-père de Diego lui aussi était censé transmettre son identité aux générations futures, mais ce qui a changé, c’est le public auquel sont destinées ces photos. La question de la transmission et du partage des images semble donc occuper une place de choix dans notre étude sur les rapports entre photographie et numérique.
Album, numérique, partage, transmission… que reste-t-il à la fin ?
Pellicules, appareil, photographe, pose, développement, archivage, réunions de famille. Autant d’étapes et d’efforts qu’impliquait la photographie argentique. Dans l’esprit général, le format papier donne aux images une dimension intime et précieuse. On les retrouve dans des albums, des boîtes à chaussure au fond de l’armoire, ou dans les enveloppes prévues à cet effet lorsque les photos ont été récupérées chez le développeur… Aujourd’hui, les photos sont numérisées, archivées dans des dossiers précis sur l’ordinateur quand on y pense et qu’on a le temps. Sinon, selon les usages, les images finissent sur les plateformes numériques.
Facebook, Snapchat, TikTok ou encore Instagram envahissent les pratiques numériques et nous poussent sans cesse à laisser un peu plus d’images sur ces plateformes. On y retrouve des photos de nourriture, de voyages, de famille, des moments de vies. Les stories, les selfies, les photos instagrammables, les messages remplacés par des snaps, ont fait de l’appareil photo une composante essentielle du téléphone portable.
En 2018, les utilisateurs d’Instagram y passaient en moyenne 53 minutes par jour. Plateforme phare de l’image, elle comptabilise en 2019 plus d’un milliard d’utilisateurs actifs mensuels. Les générations adolescentes y soignent leur carte d’identité, montrent leur quotidien, et choisissent le pan de leur vie qu’ils souhaitent partager à leurs abonnés, dans leur monde virtuel construit grâce au numérique. Que ce soit volontaire ou non, notre moindre action laisse des traces.
Ne pas laisser de trace. Voici une idée qui nous semble aujourd’hui impossible, dans un monde où le numérique est omniprésent. Pour certains, c’est une bonne, chose, il remplace de manière stable l’incertitude du papier, sa détérioration. La plus grosse crainte de Diego lorsque nous avons évoqué le format papier, c’est la perte des photos et le risque que le temps les abîme. Dans son esprit, le papier n’est pas durable. Imprimer ses photos ? « Ben non c’est un énorme gâchis de papier ! On peut les regarder sur un écran, alors que des photos papier on les perd et on doit les réimprimer, donc ça fait beaucoup de papier c’est pas terrible. ». Cependant il n’a pas plus confiance dans le numérique pour autant, il s’attend « soit à un problème avec l’ordi, soit il n’aura plus de mémoire et il faudra déplacer les photos ».
Margot, « Toi il y a des photos que tu aurais aimé diffuser ? »
Olivia, « Oui ! Certainement. Pour voir les réactions des gens »
Cette crainte du numérique concerne également Peter et Olivia, les grands-parents de Jeanne. « On ne déchire pas des photos quand c’est collé dans un album, mais on risque de perdre les photos si quelqu’un joue avec notre appareil et fait une mauvaise manipulation ! Olivia ça lui est arrivé sur son IPad, et tout est parti. », « Et c’est le drame, c’est irréparable, vraiment IRRECUPERABLE. » nous confient-ils tour à tour.
Sur ce point les deux générations semblent se diviser dans leurs pratiques photographiques.
Le format papier n’est pas un but en soi pour les images des jeunes générations : Diego avec ses polaroïds sur son bureau, Jeanne avec ses quelques photos qui tiennent dans une enveloppe. Pour Peter, il n’y a pas d’autre destination pour ses photos que sa collection d’albums. Les photos sont imprimées, une fois, puis toute image numérique est supprimée. « Les avoir imprimées c’est important, parce que le papier a fait sa preuve historique, ça reste des centaines d’années, tandis qu’on a déjà vécus le fait que les choses numériques disparaissent. » nous partage Olivia.
La temporalité des photos est peut-être subjective, mais le medium est le message, et la temporalité souhaitée pour le cliché diffère en fonction du format de conservation choisi.
En effet, Olivia et Peter ainsi que les grands-parents de Diego imprimaient leurs photos pour les générations futures. Peter colle consciencieusement ses photographies depuis 34 albums pour les générations à venir, pour la mémoire, et espère que qu’ils seront précieusement conservés.
Comme le film de famille, l’album photo devenait le prolongement symbolique des photographies de famille. Il en réunissait les membres sur le canapé du salon pour s’offrir une session souvenirs [2]. Les parents d’Olivia eux, « ont fait beaucoup de photos mais ne les ont jamais collées dans des albums. Ils ont beaucoup fait des diapositives. Ça c’était vraiment une occasion pour se réunir en petit cercle restreint, famille, parents, amis. »
Mais avec le temps, les photographies ont également changé de destinataires. En effet, les plateformes ont permis d’élargir considérablement le public auquel pouvaient être soumises les images. Ce large public conditionne la prise d’images de Diego, qui n’est pas un adepte du partage quotidien de détails de sa vie. Il pense que ces photos n’intéresseraient pas grand monde, c’est pourquoi il n’utilise pas régulièrement toutes les fonctionnalités de partage d’images que peuvent offrir les plateformes.
Jeanne elle, destine les photos de son compte Instagram à ses 308 abonnés, pour qu’ils sachent qui elle est. Finalement, on retrouve la fonction de l’album de Peter, qui lui laisse une trace de soi mais pour plus tard, pour la mémoire.
L’ère du numérique a annoncé le partage en masse, les plateformes qui connectent, qui font qu’on soit « découvert » [3]. Mais le numérique a également annoncé des milliers de photos qui s’entassent dans l’ordinateur, sur nos différentes clés, disques durs et pas assez de temps pour les trier, les ordonner. Alors qu’il semble impossible de ne pas laisser une trace de notre passage sur le net, les photographes amateurs ne prennent plus la peine d’imprimer et d’archiver leurs photos.
Démarche photographique
Par la confrontation visuelle des images issues de collections personnelles de différentes générations d’individus, nous avons voulu souligner les oppositions formelles des images, mais également les points communs de sens, de situation et de motivation de la prise d’images. Le déplacement des photographies dans des contextes inattendus intrigue et interroge le spectateur, le guidant par des indices à observer et comparer des photographies qui semblent radicalement éloignées, et que pourtant le souvenir rassemble.
A l’heure où tout est au partage, les démarches de conservation s’effacent peu à peu, et avec elles surement les traces de notre passé.
Cette étude fut réalisée par Anna Verstraete, étudiante en photographie à l’École nationale supérieure Louis-Lumière et Margot Fuchs, étudiante en usages sociaux du numérique à l’Université de Paris 8. Ce thème nous a naturellement réunies, la trace, le souvenir, la nostalgie du temps qui passe sont des thèmes qui résonnent avec force en chacune de nous. Ce travail sur les photos d’archives ainsi que sur la génération adolescente nous a permis d’étudier les pratiques photographiques des adolescents et de leurs grands-parents avec beaucoup de passion.
[1] Sapio Giuseppina, La pratique des home movies en France de 1960 à aujourd’hui, p.54
[2] Giusepina Sapio, Le film de famille, Représentations collectives, mise en récit et subjectivation,p.39
[3] “Be Connected. Be Discovered. Be on Facebook.” Mark Zuckerberg
Mémoire de Audrey Laurans, Comment la photographie de famille participe-t-elle à la construction et à la transmission de la mémoire familiale, Ecole nationale Supérieure Louis-Lumière, Mémoire dirigé par Irène Jonas, 2014
Mémoire de Amanda Naomi Sellem, La photographie du privé, comme matière première et moteur de nouvelles écritures photographiques à l’ère contemporaine, Ecole nationale Supérieure Louis-Lumière, Mémoire dirigé par Samuel Bollendorf, 2019