Peut-on la mettre à l’envers aux GAFAM ?

Le gouvernement du Mafag a pris une décision : l’arrêt total de toutes technologies numériques. Qu’en pensent les citoyens ? Enquête.

Récemment, le Mafag tout entier a connu une évolution majeure : l’arrêt total de toutes technologies numériques. Ce changement bouleverse tous les mafagiens et mafagiennes jusqu’alors dépendants des GAFAM. Pourtant, certains d’entre eux étaient déjà favorables à l’évitement des GAFAM avant même la décision du gouvernement et la création d’un Ministère de la déconnexion. Nous les avons rencontrés.

Les grandes multinationales du numérique, appelées GAFAM, rassemblant Google, Amazon, Facebook (Méta), Apple et Microsoft ont modifié le jeu et économique politique du monde.

Cette modification a poussé des individus à se questionner et à chercher des alternatives aux GAFAM. En effet, ces entreprises jouissent d’une situation oligopolistique sur l’économie numérique, sur la mise en réseau et la collecte des données des utilisateurs. Elles empiètent donc sur la souveraineté des États et le contrôle des populations. En quelques années, elles ont pris une place majeure sur le marché économique, doublant voire triplant leur chiffre d’affaires en 10 ans, devenant les cinq plus grandes capitalisations boursières au monde1. Les GAFAM ont donc une forte influence sur les dynamiques politiques et économiques mondiales et sur les évolutions numériques du monde contemporain. Dès lors, refuser d’utiliser les outils des GAFAM est-il un acte politique, c’est-à-dire l’opposition à un système dominant mis en place par ces grandes multinationales ? Si oui, comment qualifier ce système et peut-on s’en affranchir totalement ? C’est le pari du Mafag, un petit État qui a récemment créé un Ministère de la déconnexion, dont l’objectif est, à long terme, de se passer de toute technologie numérique.

Nous avons réalisé des entretiens avec Neil, étudiant à l’école 42 et fondateur d’une association qui propose des alternatives aux GAFAM et Douglas, enseignant en BTS et auteur d’articles et livres sur le numérique. Ils ont évolué au sein du numérique et pourtant s’opposaient aux GAFAM bien avant la décision gouvernementale du Mafag. Leur réponse est sans appel : « oui, s’opposer aux GAFAM est un acte incontestablement politique » nous confie Neil.

La déconnexion numérique : une nécessité.

L’apparition des outils numériques et leur utilisation massive ont provoqué une transformation importante de la vie privée et professionnelle. Nous y sommes tous entraînés sans avoir d’autres choix que de faire avec et d’essayer de tirer profits de ces nouveaux outils :

On ne peut pas refuser le numérique, c’est comme refuser la révolution industrielle, on n’y arrivera pas et surtout on ne nous demandera pas notre avis. (Douglas).

Selon D. Dubasque, « le numérique représente toutes les applications qui utilisent un langage binaire qui classe, trie et diffuse des données. Ce terme englobe les interfaces, smartphones, tablettes, ordinateurs, téléviseurs, ainsi que les réseaux qui transportent les données »2. La technologie numérique permet de nombreux progrès : internet démocratise l’accès au savoir, les réseaux socionumériques aident à ne jamais perdre d’amis, les ordinateurs exécutent des tâches bien plus rapidement que nous, en bref, tout ceci est génial. Pourtant une tendance à la déconnexion se développe ces dernières années. Pourquoi chercher à fuir un si bon moyen d’améliorer sa propre vie ?

Son utilisation étant si « révolutionnaire », les plateformes numériques se sont infiltrées dans nos vies de telle façon qu’il est devenu difficile d’y échapper : c’est le syndrome de FOMO3. La connexion tant sur le plan professionnel que personnel est devenu une norme, pire, une obligation. La possibilité de manquer une information importante, d’être exclu du jeu social, crée une nouvelle forme d’anxiété dont certains cherchent à se protéger. Selon F. Jauréguiberry4, les classes supérieures choisissent de se déconnecter (surtout partiellement, momentanément) afin de s’extraire de cette épuisante surcharge informationnelle, de retrouver une sorte de calme, de retour sur soi.

La principale cause de ce fonctionnement quasi-oppressif du numérique trouve son origine dans les GAFAM. Ces entreprises se sont vite imposées comme des infomédiaires incontournables, mettant en relation la demande et une offre d’informations de toutes sortes. Les GAFAM – ici principalement Meta (Facebook) et Alphabet (Google) – trient, hiérarchisent, sélectionnent, les informations selon des logiques définies par leurs algorithmes dont le fonctionnement demeure variable et mystérieux. Alphabet et Meta sont responsables de la quantité et de la qualité des informations auxquelles nous avons accès. Ces plateformes sont dépendantes des données collectées pour organiser les interactions entre utilisateurs (individus, entreprises, organisations publiques), qu’elles traitent, échangent et marchandent5. La notion de marchandisation est le principal problème pointé par Douglas :

Pour Bill Gates, il y a un idéal de capitalisme sans friction, de monde où la moindre interaction humaine a pour modèle la spéculation financière. Les conduites s’alignent alors sur un mode économique. Qu’est-ce que les techniques diffusées par les GAFAM impliquent d’alignement de la vie quotidienne sur des logiques de travail et sur des logiques d’économie ?

Selon lui, les GAFAM permettraient l’extension du modèle capitaliste à tous les plans de l’existence.

Les GAFAM : outil principal d’une société de contrôle et de surveillance

Le principal problème des GAFAM serait donc cette exploitation des données et des informations de nos vies privées dans un but marchand. En effet, ces entreprises se financent grâce à la publicité ciblée. Pour Google c’est plus de 80% de son revenu et pour Facebook, plus de 98%6. Mais cette collecte est aussi et surtout un problème politique. Pour nos deux interviewés, les révélations de Snowden en 2013 concernant la surveillance, notamment par l’État américain via PRISM7, ont eu une importance considérable sur leur rapport au numérique :

La surveillance sans distinction, de si on est suspect ou pas, si on a un casier judiciaire ou pas, je trouve ça extrêmement violent, je trouve ça assez surprenant qu’un État ait pu prendre cette décision là de manière assez impunie, c’est-à-dire qu’il n’y a pas eu de sanction particulière internationale à l’égard des États-Unis : Snowden est toujours en asile politique en Russie, il y a eu aucune répercutions finalement sur la politique américaine…  (Neil).

Edward Snowden a en effet révélé l’ampleur de la collecte des données et son échange entre différents États, américain, canadien et britannique, devenant un enjeu de souveraineté étatique. Un autre scandale politique, mentionné par Neil, a suivi :

Ils [ceux qui collectent les données] vont utiliser ces informations à des fins politiques, par exemple l’affaire Cambridge Analytica en 2016 pendant la campagne de Trump et ensuite pendant le Brexit. 

Cambridge Analytica est une société, fermée depuis, qui a fait apparaitre des publicités ciblées sur les profils Facebook des utilisateurs et électeurs américains indécis, majoritairement dans les États pivots, pour les inciter insidieusement à voter Trump.

Le développement de cette surveillance par les GAFAM se fait avec la coopération de l’État fédéral des États-Unis8. Les principaux clients de Microsoft sont les États, et d’abord les États-Unis, qui ont participé au financement de l’Arpanet, l’ancêtre de l’internet. Les GAFAM sont issus d’une restructuration des politiques militaires pour développer des technologies civiles9. Pour Neil et Douglas, les États entretiennent et renforcent une société gafamo-centrée.

Neil « critique une certaine inaction des pouvoirs publics (notamment français) et même une certaine complaisance a utilisé les outils des GAFAM (…). Par exemple, quand il s’agit de répondre aux requêtes juridiques de l’État pour mettre sous la surveillance des groupements militants, Facebook et Google – pour ne citer qu’eux – sont très réactifs et donnent énormément d’infos, alors qu’avec des logiciels plus libres qui protègent les données de ses utilisateurs et utilisatrices peut être que ce serait un peu plus difficile ».

La collecte des données par ces grandes multinationales serait à l’avantage des États qui les utiliseraient, à l’instar de PRISM, comme moyen de surveillance généralisée. Douglas développe lui aussi cette idée :

Je pense qu’on en est au point ou ce que disait un paranoïaque y’a 15 ans « je suis surveillé, on sait tout de moi, ce que j’achète, je mange »  est devenu une réalité. (…) C’est évidemment inquiétant que les renseignements généraux, les services secrets de divers pays se partagent tes données de connexion à Facebook, Amazon que sais-je… ça veut dire qu’il y a des possibilités de contrôle qui découlent de cette surveillance et c’est ce qu’on voit en Chine : une surveillance massive alliée à une volonté d’utiliser ces données ça donne un régime policier nouvelle ère et une exploitation policière de l’informatique comme jamais auparavant.

Pour Douglas, un des problèmes majeurs de cette surveillance est qu’elle mène à une société de contrôle. Les individus, comme en Chine, vivraient tous dans une prison ayant comme modèle le célèbre panoptique de Bentham. Nous ne pourrions donc jamais échapper au regard des GAFAM (ou entreprises équivalentes) qui seraient les gardiens situés dans la tour.

L’Europe s’est alors dotée du RGPD (Règlement Général pour la Protection des Données) et le Mafag, pays innovant, a décidé de prendre des mesures plus radicales en s’orientant vers une détransition numérique.

S’opposer aux GAFAM : un choix difficile.

Malgré le portrait alarmiste des GAFAM dressé par Douglas et Neil, ceux-ci reconnaissent qu’il est difficile de s’en affranchir. Le Mafag, lors de la création de son Ministère de la déconnexion, s’est rendu compte de la dépendance de ses citoyens aux outils. Il a donc mis en place une campagne de sensibilisation montrant qu’une vie sans GAFAM est tout à fait possible. Si les GAFAM sont aussi présents c’est qu’ils sont devenus (en apparence) indispensables à la vie sociale.

« Le gros moment de solitude que j’ai ressenti c’est que j’ai refusé d’installer Whatsapp dans mes groupes d’amis de lycée et qu’ils ont dit « ben, on va pas installer Signal parce que flemme d’avoir deux applications pour communiquer donc on va rester sur Whatsapp et tu vas rester dans ton coin » nous confie Neil.

Mais cette dépendance aux GAFAM n’est pas juste une question d’applications mais bien plutôt de désir ou de plaisir : utiliser les GAFAM n’est pas désagréable. Douglas développe le concept d’aliénation heureuse :

Il y a une promesse de réenchantement avec Insta et Tiktok, c’est ludique c’est une manière de faire en sorte que la vie soit plus belle (…). Il y a une aliénation artistique : on produit le reflet de notre existence et on va arranger sa vie de telle sorte que ça fasse de belles histoires, stories, images, et on va maximiser notre influence et notre notoriété publique, comme un actif en bourse, et on suivra le cours de notre notoriété sur internet en fonction des likes qu’on aura, des commentaires sous chaque publication qu’on a… c’est l’extension du domaine économique à la vie quotidienne.

Pour Douglas, le concept marxiste d’aliénation, c’est-à-dire lorsqu’une production s’émancipe de son producteur et le domine, s’applique aux GAFAM. L’aliénation y est double. D’abord économique, puisqu’utiliser Facebook, Instagram, Google est une forme de travail qui engendre des rentrées financières pour ces entreprises. Il s’agit même d’un travail artistique, parce que les usagers souhaitent y créer un profil parfait, dont la contrepartie est une valorisation sociale10.

Se déconnecter : des GAFAM ou du numérique ?

Le gouvernement du Mafag a pris une décision radicale en choisissant la dé-numérisation du pays entier. L’Europe s’est dotée du RGPD (Règlement Général pour la Protection des Données) pour tenter de protéger ses citoyens de la puissance de ces entreprises américaines. Neil et Douglas ne s’opposent pas au numérique mais à l’usage que font les GAFAM du numérique. Ils ont travaillé dans le milieu du numérique et estiment qu’à l’origine, le numérique réalisait une utopie « dans le sens où c’était à envisager comme le partage de connaissances, une gigantesque bibliothèque mondiale, comme la possibilité de dupliquer à l’infini les offres culturelles de l’humanité » explique Douglas.

Il s’inscrit dans la même veine que de nombreux chercheurs, à l’instar de Fred Turner, qui ont défini Internet comme un outil coopératif, inventé grâce à une intelligence collective rassemblant des militaires, des universitaires, des chercheurs en entreprise, des hippies, des passionnés d’informatique. À ses débuts, le numérique était caractérisé par des logiciels libres, une gouvernance autorégulée, une absence de brevet et de propriété intellectuelle11. Douglas partage l’idée du Mafag : le retour à l’utopie numérique est impossible même si on se coupe des GAFAM, à moins d’une révolution radicale à échelle mondiale : « on voit bien que ça dépend pas des utilisateurs de le faire (changer la façon d’utiliser le numérique) mais de ceux qui possèdent les infrastructures : donc ça ne sera que contraint et forcé, qu’avec une révolution au sens radical du terme que l’on pourra avoir un usage civilisé de l’informatique, de l’industrie et de toutes les techniques qu’on a à disposition. » Neil fait partie d’une association membre du collectif CHATONS12 qui propose des alternatives aux GAFAM. Pour lui, ce retour à l’utopie est possible voire inévitable. « Je pense que ça prendra du temps mais c’est une fatalité, on y arrivera un jour parce qu’internet a son fondement même a été conçu sur des protocoles qui sont des moyens de communication, techniques qui sont entièrement standardisées, et entièrement interopérables c’est-à-dire qu’ils peuvent se communiquer entre eux. Ils ont été fait de manière, ce qui est central, à ce qu’il n’y ait pas de chef d’internet qui puisse éteindre le réseau. »

 

S’opposer aux GAFAM ce n’est donc pas s’opposer au numérique mais plutôt s’opposer au système politique plus global dans lequel les outils numériques se sont développés et par lequel ils ont été immédiatement récupérés. Les GAFAM ont transformé le numérique en une extension de la logique capitaliste où la collecte de données privées à des fins de spéculations financières est possible. Un État comme le Mafag, qui prendrait ses distances avec le numérique apparaît comme utopique, puisque le numérique et l’utilisation qu’en fait les GAFAM sont inscrits dans un système politique mondial dont il est difficile de s’affranchir.

 Bibliographie

 

1 Hyppolite Paul-Adrien et Michon Antoine, Les géants du numérique : magnats de la finance, Fondation pour l’innovation politique, 2018.

2 Dubasque Didier (sous la direction de), « Chapitre 1. Qu’est-ce que le « numérique » ? Regards sur le champ lexical qui l’accompagne », in Comprendre et maîtriser les excès de la société numérique, presse de l’EHESP, 2019, pp. 17-22.

3 Fear Of Missing Out : acronyme qui désigne l’anxiété qui pousse à rester connectés en permanence pour ne manquer aucune information.

4 Jauréguiberry Francis, « La déconnexion aux technologies de communication », in Réseaux, vol. 186, no. 4, 2014, pp. 15-49.

5 De Waal Martijn, Poell Thomas et Van Dijck, The plateform Society, Oxford Academy, 2018.

6 Perreau Charlie, « D’où viennent les revenus des GAFAM ? »,  in Journal du Net, 19/03/2018.

7 Programme américain de surveillance technologique relevant de la NSA (National Security Agency)

8 Charles Thibout, « Les GAFAM et l’État : réflexion sur la place des grandes entreprises technologiques dans le champ du pouvoir », in Revue internationale et stratégique, vol. 125, no. 1, 2022, pp. 75-88.

9 ibid.

10 Série TV Dopamine sur Arte

11Dominique Cardon, Culture numérique, « Coopération et hackers », Paris, Presses de 9Science Po, 2019

12 CHATONS est le Collectif des Hébergeurs Alternatifs, Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires initié par Framasoft.

À propos des affiches

Le Ministère de la déconnexion du Mafag lance une nouvelle campagne de sensibilisation à la déconnexion dédiée aux particuliers, collectivités et entreprises. Suite à la décision de l’État d’interdire les technologies numériques et en réponse à sa mission d’intérêt général, le ministère de la déconnexion mène une campagne de sensibilisation destinée à tous les publics.

Celle-ci met en scène des objets désuets issus des GAFAM, transformés en appareil photographique argentique. Vidés de tous leurs attributs numériques, ces appareils ont permis de réaliser les photographies visibles au passage de la souris sur les affiches. Ces photographies ont été produites sur papier argentique et donnent à voir le point de vue des objets placés dans leur environnement initial.

Les affiches seront collées sur les écrans publicitaires LED désactivés des villes du Mafag.
Elles interpellent sur le fait que de vraies solutions existent dans un monde sans numérique, notamment grâce au ministère de la déconnexion.
Mark Jobs, ministre de la déconnexion : « Les utilisateurs doivent savoir qu’ils ne sont pas seuls face à la déconnexion et que le ministère doit devenir leur premier réflexe lorsqu’il est question de vie réelle. »

À propos de cette fiction

Cet article rédigé par le Ministère de la déconnexion du Mafag est une utopie que nous avons imaginée. Par l’ironie et le détournement, nous questionnons ainsi notre dépendance vis-a-vis des outils du numérique.

L'auteur.e

Ysé Jeener
Après deux ans de classe préparatoire littéraire et un an de licence 3 Lettres Editions Médias Audiovisuel, je suis entrée en master d’études politiques, spécialité discours et technique du politique, à l’université Paris-Lumière. Dans le cadre de mon master, j’étudie plus spécifiquement la communication politique via les nouveaux outils numériques.

Le.la photographe

Ma démarche photographique s’articule autour de la notion de construction et de la matérialité de l’image. En créant des dispositifs photographiques, j’utilise le médium comme outil pour construire du lien social. Je développe un projet au long cours, BICYCLOPHOTOTROC, dans lequel je troque des portraits réalisés à l’aide d’un appareil photographique combinant système de prise de vue et laboratoire argentique contre des objets.

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