Mode et identités culturelles : entre émancipation et contraintes sur les réseaux socionumériques

À l’heure où les réseaux sociaux semblent offrir un espace d’expression illimité, les créateurs de mode issus des communautés minorisées tentent de se réapproprier leur héritage culturel. Entre opportunités numériques et contraintes algorithmiques, il s’agit ici d’explorer les paradoxes d’une quête d’émancipation à travers la mode sur des plateformes aux normes bien établies.

 « Je me fais réveiller par le cri d’un paon, mais je ne me réveille pas, je suis dans un rêve […]».

Quand le cri d’un paon sous l’ombre d’un figuier sonne le départ d’un voyage entre emprise et réappropriation, le rêve devient une inspiration poétique et la mode se réinvente comme un acte de résistance culturelle. Kawter, jeune créatrice, s’en inspire pour son travail sur le vêtement. Son rêve, héritage culturel, Kawter souhaite le mettre en œuvre dans son travail du vêtement. Elle doit s’opposer aux injonctions de ses professeurs qui parfois délégitimisent la réutilisation de sa propre culture. Dans le secteur de la mode, les questions d’appropriation et de réappropriation culturelle font l’objet de vives tensions.

L’ industrie de la mode a longtemps exploité des éléments culturels marginalisés, en les déconnectant de leurs récits et de leurs significations. L’appropriation culturelle désigne une asymétrie de pouvoir entre les cultures dominantes et les cultures marginalisées (Gavelli, 2024). Théorisé dans les années 1970 (Coutts-Smith, 1976), ce concept se réfère à l’utilisation d’éléments culturels exogènes par des individus ou entités en position de domination (Lafont, 2020). Ainsi, cette réutilisation peut parfois être dénoncée comme déplacée, irrespectueuse ou exploitante. Cette pratique, qui efface souvent le contexte et la signification d’origine, est perçue comme une forme de domination culturelle voire d’injustice symbolique. Néanmoins, il ne s’agit pas de condamner tous les échanges culturels, mais plutôt de dénoncer les dynamiques de pouvoir qui les sous-tendent (William, 2020).

Face à cette dépossession, des créateur.ices issus de ces communautés minorisées – notamment racisées – investissent les réseaux socionumériques, en particulier Instagram, pour tenter de réintroduire leurs récits et revendiquer leur héritage. Ils tentent de mettre à profit les potentialités qu’offre la transition numérique, pourtant, leur émancipation se heurte aux biais algorithmiques et aux normes commerciales et objectifs publicitaires des plateformes.

Nous souhaitons explorer ces tensions en croisant récits personnels et analyse de comptes Instagram, pour interroger la capacité du numérique à devenir un outil de réappropriation culturelle et de subversion des normes dominantes. La transition numérique de la mode  peut-elle permettre aux minorités de se réapproprier leur image, via les potentialités des réseaux socionumériques (RSN), de défier les normes dominantes, coloniales et eurocentrées?

Nous avons rencontré deux créateur.ices avec qui nous nous sommes entretenus : Mitia Zekri, qui a fondé sa propre marque de vêtements nommée Sundjiata en 2023, dont la première collection rend hommage à l’héritage culturel du Mali qu’il a reçu de la part de sa mère, et Kawter, qui a réalisé différentes collections inspirées de la culture marocaine, son pays d’origine, et qui anime également un podcast, En mode décolonial.

Nous avons également analysé trois comptes Instagram : celui de Sarah Monteil  (@_sarahbiii_), une créatrice de contenu qui s’est fait connaître en publiant des photos et des vidéos de ses créations, celui de la marque d’upcycling de Pia Carolina, Del Carmen (@delcarmen.paris), et celui de So Jeong Lee (@sojourneystudio), une étudiante designeuse à l’Institut Français de la Mode.

Enjeux de l’appropriation et réappropriation culturelle dans la mode 

 

Des asymétries entre cultures marquées et marquantes

L’appropriation culturelle dans la mode est un sujet au cœur de vives polémiques. La dépossession culturelle dans la mode  s’inscrit dans une longue histoire de domination, où les éléments vestimentaires et les savoir-faire traditionnels des communautés minorisées ont été systématiquement extraits de leur contexte originel, pour être réappropriés et commercialisés par l’industrie. 

L’asymétrie entre cultures dominantes et cultures marginalisées est ainsi révélée (Gavelli, 2024), exacerbant un héritage colonial qui perpétue l’invisibilisation et la marginalisation des groupes minoritaires (Young, 2010) : la notion même d’inspiration dans la création se voit questionnée.

Des marques emblématiques au cœur de controverses 

Lors de notre entretien, Kawter cite une campagne de Valentino de 2016 comme exemple d’appropriation culturelle. Des mannequins de différentes origines sont habillés en Valentino, mais l’arrière-plan est constitué d’une case dans la savane kenyane avec des guerriers Massaï en train de danser. Cette mise en scène réduit la culture Massaï à un simple élément exotique, un faire-valoir pour les vêtements de la marque. Kawter pointe du doigt l’utilisation des personnes et des cultures non-occidentales comme simple décor, sans véritable inclusion ni reconnaissance. 

Ce procédé est comparable à celui utilisé par Louis Vuitton, qui reprend les broderies « Tenango » des Otomis du Mexique pour créer des produits de luxe. Ce cas soulève des questions sur l’exploitation des cultures indigènes et la transformation de leur patrimoine en produits accessibles à une élite. 

L’utilisation d’imprimés wax, symboles de l’Afrique subsaharienne, par Stella McCartney lors d’un défilé a aussi suscité des réactions négatives (Gavelli, 2024). Ces tissus, chargés d’histoire, témoignent d’un passé colonial complexe et leur utilisation par une créatrice occidentale sans référence à ce contexte a été perçue comme une forme d’appropriation illégitime. 

Dans tous ces cas, l’inspiration se transforme en exploitation, les cultures marginalisées servant de matière première à la création de valeur pour les marques occidentales, sans que leur contribution ne soit reconnue à sa juste valeur.

Des controverses à toutes les échelles 

Les tensions suscitées par l’appropriation et la réappropriation culturelle ne se limitent pas aux grandes marques internationales. De jeunes créateur.ices, comme Mitia et Kawter, dont les témoignages ont nourri cette réflexion, s’y trouvent confrontés. Mitia, s’inspirant de son héritage familial malien, utilise des tissus indigo et des techniques traditionnelles pour créer ses vêtements, tandis que Kawter explore les symboles et les formes de son héritage culturel marocain.

Tous deux revendiquent une démarche de réappropriation, une volonté consciente de valoriser et de transmettre leur héritage culturel, au-delà de la simple dimension esthétique. Pourtant, cette démarche se heurte à certains obstacles. 

Mitia recherche des tissus « authentiques » et tend à rejeter l’utilisation du wax, symbole d’une production industrielle souvent déconnectée de ses racines, il déclare : « En cherchant sur internet des tissus africains — j’étais vraiment au niveau basique de quelqu’un qui ne sait pas chercher — je ne voulais pas du wax parce que c’est hollandais. […] Je voulais quelque chose d’authentique ».

Kawter, quant à elle, exprime la difficulté de faire accepter les éléments culturels qu’elle utilise, craignant d’être jugée « trop littérale » par ses professeurs à l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs (ENSAD). Elle explique lors de l’entretien, en parlant de ses projets que « maintenant, j’arrive à mieux le[s] défendre et même s’ils me disent « Non, ça c’est trop littéral » ou « C’est trop premier degré » […]. Parfois, ils ont une vision dans leur tête qui ne reflète pas la réalité, et quand ils vont voir le [vêtement] final, ils vont se dire « En vrai OK ».».

Une légitimité personnelle remise en question

La question de la légitimité se pose alors avec acuité. Kawter témoigne de la difficulté d’être reconnue dans un milieu de la mode souvent perçu comme « élitiste et blanc ». On observe un paradoxe : l’appropriation culturelle par les créateurs dominants est souvent perçue comme une forme d’innovation, tandis que la réappropriation par les créateurs issus des cultures minoritaires est jugée comme un manque d’originalité. 

Cette tension révèle les rapports de force à l’œuvre dans la mode, où le pouvoir symbolique est détenu par une élite qui définit les codes du « bon goût » et de la « créativité ».

De nouvelles potentialités de réappropriation s’offrent à eux, mais comment et dans quels contextes?

Les plateformes numériques comme espaces de réappropriation : une utopie ?

Les réseaux socionumériques : une nouvelle fenêtre de visibilité

La transition numérique, et en particulier l’essor des réseaux sociaux, a ouvert une nouvelle fenêtre de visibilité pour les créateur.ices, bouleversant les codes et les hiérarchies traditionnelles. Ces plateformes numériques offrent un espace d’expression et de diffusion accessible à tous, permettant aux artistes de partager leur travail, d’interagir directement avec leur public et de se construire une audience à l’échelle mondiale.

Cette perspective est particulièrement attendue par les créateur.ices issus de minorités, qui peuvent contourner les circuits traditionnels souvent dominés par une élite homogène. Mitia témoigne de ce potentiel, ayant choisi Instagram pour lancer sa marque : «[…] je trouve que du coup sur Instagram, tu peux vraiment créer. En fait, c’est l’outil numérique que je maîtrise le mieux je crois, même si moi mon Insta perso est pas ouf mais genre je sais maîtriser un peu, je comprends les codes […] tu peux toucher beaucoup de gens. Moi j’ai prêté un peu.. Je peux faire beaucoup de stars, en plus c’est dans les stories à la une, genre j’ai prêté à pas mal de gens et tout. ». Il utilise stratégiquement la plateforme : en soignant son univers visuel, en utilisant les formats adaptés et en interagissant avec sa communauté, il réussit à se faire remarquer et développer sa marque.

Dans le cas de Kawter, Instagram lui permet d’exprimer sa vision et de partager son opinion sur la mode, elle anime son podcast, En mode décolonial : « L’idée c’est vraiment de vulgariser l’approche décoloniale dans la mode. […] c’est d’offrir un autre récit et une autre vision de la mode que ce qu’on a l’habitude de nous présenter, et dans l’histoire et dans l’enseignement de la mode et dans les narratifs, les représentations de l’hégémonie de la mode occidentale. ».

Potentialités et perspectives offertes sur le numérique

Au-delà de la visibilité, le numérique offre aux créateur.ices un éventail de potentialités et de perspectives. Patrice Flichy (2017) souligne le rôle des réseaux sociaux dans la réorganisation des dynamiques de pouvoir : une opportunité pour les créateur.ices de revendiquer une place légitime dans une industrie où ils étaient sous-représentés. Mitia développe : «Moi, je crois vraiment que, dans la mode, tu peux faire passer des messages. Je ne parle pas des gens personnellement, je ne trouve pas ça ridicule du tout, mais quand les grosses marques mettent un t-shirt pour soutenir telle ou telle cause, pour moi c’est clairement du marketing et de la communication, donc ce n’est pas authentique. Mais justement, avoir carte blanche, ne pas être un gros groupe, juste pouvoir créer quelque chose et faire ce qu’on a envie, c’est le moment de montrer des vrais trucs ».

Pour les créateur.ices issus de minorités raciales, les plateformes numériques peuvent être vues comme un lieu où se créent des réseaux de soutien, particulièrement précieux pour les populations marginalisées. Kawter utilise son podcast pour aborder la décolonisation de la mode, et Mitia se voit offrir des collaborations – avec des personnes influentes soucieuses de leurs choix vestimentaires – par le biais des partages de sa communauté.

Lors de notre entretien il explique : « […] j’ai un artiste genre du Middle East donc je crois le gars il est égyptien, ou saoudien je ne sais pas, mais c’est genre le Harry Styles de rue des pays là bas. C’est une dinguerie le gars. Je vais sur son compte, je vois combien d’abonnés ? 32 millions. Donc je vais prêter pour un concert en Egypte.».

Grâce aux nombreuses publications de ses créations, Sarah Monteil a pu créer une pièce en partenariat avec Adidas qui a été portée par Léna Mahfouf. Les publications en lien avec ce projet lui ont permis de bénéficier de flux significatifs d’utilisateurs grâce aux interactions du compte certifié de la marque Adidas (réponse en commentaires, identifications sur les publications et dans les descriptions, republications en story). C’est aussi le cas pour la marque Del Carmen qui en 2022 a collaboré avec la maison de couture Ganni, ce qui lui a permis d’accroître sa visibilité et les interactions en commentaire le témoigne : messages de soutien (y compris de la part de personnalités publiques) et émoticônes se succèdent. De cette collaboration, un pop-up exclusif permettait de se procurer les pièces. 

Ces potentialités permettent aux créateur.ices de s’affranchir des contraintes des circuits traditionnels et de développer une approche plus indépendante et plus authentique.

Une dépendance ambivalente

La dépendance aux plateformes médiatiques représente une menace pour l’authenticité des créateur.ices. Kawter dénonce la pression de l’algorithme qui dicte le rythme de publication et l’obsession du visuel qui domine ces plateformes, parfois au détriment de la profondeur du message : « […] en fait, je me trouvais trop frustré dans les formats hyper courts des réseaux sociaux ça c’est un truc qui m’énerve. Ça, et le rythme décadent auquel on doit poster pour l’algorithme, ça c’est très embêtant […].».

Eleni Mouratidou (2023) qui développe une approche sémiologique de la mode confirme que l’inclusion de nouveaux visages et de nouveaux corps, si elle n’est pas nourrie d’une réflexion profonde sur les stéréotypes, peut se réduire à une simple stratégie marketing. 

La transition numérique, offrant des opportunités édulcorées, est un moyen de se faire connaître et de faire entendre sa voix autrement, mais exige une vigilance et un esprit critique face aux dangers des biais algorithmiques. Les créateur.ices doivent s’engager dans une démarche réfléchie, en trouvant un équilibre entre visibilité et authenticité. Il leur incombe de s’approprier les outils numériques sans compromettre leur identité créative et de transformer ces plateformes en de véritables espaces de réappropriation et de création.

Les biais de la réappropriation numérique

Il ne serait pas inexact d’affirmer qu’Instagram, et a fortiori les réseaux sociaux, peuvent constituer, pour les créateur.ices de modes novices et engagés, une porte d’entrée sur le monde fermé de la mode. Néanmoins, ces jeunes créateur.ices, comme Kawter ou Mitia, se heurtent à un ensemble de contraintes spécifiques lié à la nature même d’Instagram comme de la « modération des réseaux sociaux »  qui désigne l’ensemble des textes, dispositifs et moyens mis en œuvre par les entreprises détentrices des RSN pour réguler ce qui est dit, publié et autorisé à circuler au sein de leurs plateformes (Grison, Julliard, 2022). Si la modération a pour objectif premier de supprimer les contenus illicites, les auteurs avancent que « chaque RSN a également sa spécificité en matière de modération et de définition de ce qui est considéré ou non comme relevant d’un contenu illicite ».

 

Des biais algorithmiques disqualifiants

Kawter, qui a longtemps investi Instagram en tant que portfolio, met en évidence les contraintes imposée par les algorithmes qui poussent les créateur.ices à adopter un rythme de publication effréné et à se conformer à certaines normes esthétiques hégémoniques insufflées en partie par les grandes maisons de mode, mais également par la fast-fashion. La neutralité de ces plateformes n’est qu’une illusion (Rouet, 2019). Les analyses et critiques des algorithmes de ces plateformes dénoncent bien souvent les discriminations et censures qu’opèrent ces technologies, et force est de constater que la délégation de la modération à des intelligences artificielles (IA) semble aller de pair avec la discrimination a l’encontre des minorités racisées (Grison, Julliard, 2021). Kawter s’en rend compte et déclare : « tu dois être lisse, tu dois être poli.e, tu dois être ça, ça, ça, sinon t’es sanctionné.e par l’algorithme ou par certains [utilisateurs] qui signalent…».

 

Ces signalements qu’évoque Kawter résultent également d’un manque de régulation des plateformes, dont la publicisation des créations peut conduire les créateur.ices à subir des commentaires haineux voire du harcèlement en ligne. Mitia déclare des faits similaires dont il a fait l’objet sur Twitter, qu’il a définitivement cessé d’utiliser pour partager ses créations :  « Le problème de Twitter c’est que tu ne peux pas trop te justifier. Ils t’attrapent, c’est fini. Les gens peuvent trop vite faire des rapprochements sous un certain prisme ». 

Dans cette conception de l’IA, les algorithmes seraient le reflet des objectifs et idéologies de leurs concepteur.ices (Jean, 2019). Les plateformes deviennent une technologie de médiation de ces idées. Cette dynamique s’inscrit dans un processus plus large de surveillance numérique et de gouvernementalité algorithmique (Zuboff.S, par Rose.S, 2021) rendant tangible l’idée d’une distribution différentielle des représentations de genre, de classe, et de race dans l’espace médiatique.

Des algorithmes de recommandations résultent des bulles idéologiques amenant les utilisateurs à avoir de moins en moins accès à une pluralité idéologique, culturelle, ou de profils. Ce manque de pluralité idéologique est appelé homophilie. Il organise l’espace du web par des bulles de filtrage, en suggérant aux utilisateurs des résultats et propositions en lien avec des recherches passées, ce qui les enferment. Instagram devient un outil de confirmation plutôt que d’information. Les analyses des comptes Instagram, notamment celui de So Jeong Lee révèlent que lorsqu’elle poste ses créations, les interactions dans les commentaires témoignent d’un enfermement communautaire de par l’utilisation de sa langue maternelle (sa langue d’origine, le coréen), malgré le fait qu’elle poursuive des études en France, et s’exprime en anglais sur la plateforme (descriptions).

La marchandisation de la création : une pression commerciale constante

Les biais algorithmiques contraignent les jeunes créateur.ices à se conformer à des normes esthétiques préétablies. La nature commerciale d’Instagram les pousse également à adopter une posture de marque et à privilégier les contenus sponsorisés. Cette pression commerciale, combinée à l’instabilité de la visibilité en ligne, crée un environnement particulièrement difficile pour les jeunes créateur.ices comme Mitia ou Kawter.

Comme le souligne Olivier Voirol, « la scène de visibilité médiatisée – est structurée par un ordre du visible qui inclut autant qu’il exclut, qui promeut à l’avant-scène autant qu’il relègue aux coulisses, qui confère de la reconnaissance publique autant qu’il condamne à l’insignifiance. Dès lors, elle ne saurait être comprise autrement que comme une scène traversée par des rapports de force et des mécanismes de domination, mais aussi, […] par des luttes pour la visibilité » (Voirol, 2005, p. 99-100).

Ces luttes, en confrontation avec les objectifs économiques des plateformes, peuvent contraindre les créateur.ices à investir d’autres médias ou lieux physiques pour se faire connaître. C’est par exemple le cas de Kawter, qui utilise TikTok pour partager son travail « Ce que j’aime bien aussi avec TikTok, c’est que c’est pas tout lisse et tout codifié comme Instagram. T’as parfois des trucs où sur fond noir tu parles, genre on voit que ton plafond et tu parles et ça marche, ça fait des vues, ça fait des likes ». Elle nuance, en expliquant que la création de son podcast lui permet de venir pallier des censures et silenciations opérées par la plateforme TikTok, alors que cette dernière lui permettait, elle même, d’être un complément à Instagram : « je sais que juste à travers un podcast, on donne une légitimité qu’on te donnerait pas juste à travers TikTok ».

Le témoignage de Kawter illustre la fragmentation, la multitude d’espaces publics à la visibilité sociale différente qui composent l’espace numérique, mais également la complexité et le respect des normes dans lesquels doivent composer les jeunes créateur.ices de mode.

Conclusion

Les réseaux socionumériques apparaissent comme des outils ambivalents dans la quête de réappropriation culturelle par les créateur.ices issu.es de communautés marginalisées. Ils offrent une visibilité accrue et des moyens alternatifs pour revendiquer un héritage culturel souvent dépossédé, mais imposent des normes esthétiques et commerciales qui freinent leur potentiel subversif.

À travers les trajectoires de Kawter et Mitia, il apparaît que ces plateformes, tout en brisant certaines barrières d’accès à l’industrie de la mode, reproduisent des asymétries structurelles, notamment via des algorithmes biaisés et une marchandisation constante des créations. La capacité des créateur.ices à mobiliser ces outils numériques comme espaces d’émancipation repose donc sur une résistance active aux logiques dominantes et une réinvention critique des formes de visibilité et de reconnaissance culturelle.

Ce constat invite à repenser le rôle des plateformes dans la valorisation de la diversité culturelle : peuvent-elles réellement devenir des espaces de justice symbolique ou se contenteront-elles de refléter les inégalités systémiques qui les sous-tendent ?

Démarche photographique

Ce projet photographique explore la réappropriation culturelle de créateur.ices tout en révélant les biais algorithmiques des réseaux sociaux auxquels iels font face. En s’appuyant sur les entretiens de Mitia et Kawter et des analyses de comptes issus de minorités raciales, les photographies cherchent à traduire les difficultés et les opportunités des espaces digitaux. Les images, d’abord claires et compréhensibles, s’inscrivent dans un cadre formel. Le format carré, inspiré d’Instagram, structure la narration tout en reflétant les contraintes et familiarités des réseaux sociaux. Textures et matières deviennent alors des fragments d’histoires, cherchant à évoquer la richesse des cultures réappropriées. L’intégration des biais algorithmiques et de la faible visibilité des minorités transforme les images, qui évoluent vers une abstraction marquée par grain et pixellisation. Elles cherchent à traduire le désir de s’affirmer, en dépit d’un système qui invisibilise.

  Bibliographie / Sitographie :

 

Coutts-Smith, K. (1976, septembre). Some General Observations on the Problem of Cultural Colonialism. Congrès de l’Association internationale des critiques d’art, Lisbonne.
Flichy, P. (2017). Les nouvelles frontières du travail à l’ère numérique. Seuil.
Gavelli, C. (2024). L’appropriation culturelle dans le secteur de la mode. In Situ, 52. https://doi.org/10.4000/insitu.40654 

Jean, A. (2019). De l’autre côté de la machine : Voyage d’une scientifique au pays des algorithmes. Editions de l’Observatoire.

Lafont, A. (2020). De l’universalité de la critique. Esprit, nos 1-2, 78. https://www.cairn.info/revue-esprit-2020-1-page-71.html

Ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique. (n.d.). Digital Services Act (DSA). Centre de documentation Économie Finances (CEDEF). Consulté le 19 décembre 2024, à l’adresse https://www.economie.gouv.fr/cedef/digital-services-act-dsa

Mouratidou, E. (2020). Politiques de re-présentation de l’industrie de la mode. Discours, dispositifs, pouvoir. ISTE éditions.

Mouratidou, E. (2022). Diversité et diversion dans les images de la mode. Communication et Langages, 213(1), 93-108. https://doi.org/10.3917/comla1.213.0093

Entretien avec Zuboff, S., Entretien recueilli et traduit de l’anglais par Rose, S. (2021) . Un capitalisme de surveillance. Études, Février(2), 57-66. https://doi.org/10.3917/etu.4279.0057

Rouet, G. (2019) . Démystifier les algorithmes. Hermès, La Revue, n° 85(3), 21-31. https://doi.org/10.3917/herm.085.0021   

Voirol, O. (2005) . Les luttes pour la visibilité Esquisse d’une problématique. Réseaux, n° 129-130(1), 89-121. https://shs.cairn.info/revue-reseaux1-2005-1-page-89?lang=fr 

William, R. (2020). L’appropriation culturelle (P. Anacaona, Trad.). Anacaona.

L'auteur.e

Emma BOKONO - Raphaël IANNONE - Sarah MUBANGA BEYA
Emma BOKONO - Après deux ans en classe préparatoire littéraire, j’ai réalisé une licence Information-Communication (Mineure Lettres) à la Sorbonne-Nouvelle, dont un an en Erasmus à Athènes. J’ai continué mon cursus en Master Information-Communication, parcours Médias, Langages et Sociétés à Panthéon-Assas et j’ai réalisé une mobilité en Colombie pendant le premier semestre de M2. Mes mémoires précédents sont les suivants: Le savoir historique au service des minorités à l’ère numérique (M1) et Décoloniser l’Histoire visuelle : du pinceau à l’objectif, représentation des personnes noires et/ou racisées. Mon mémoire de cette année se concentrera sur l’analyse des musées en tant qu’espaces où la colonialité demeure, en mettant en lumière les tensions entre colonialité et décolonialité, notamment à travers la représentation des corps et des «décors». Cette année en Master 2 Communication par l’image et cultures numériques à Paris 8, je suis également alternante à La Déferlante en tant que Journaliste-Vidéo. / Raphaël IANNONE - Mes études post-bac débutent par une année préparatoire aux écoles supérieures d’art durant laquelle je me passionne pour la photographie, et, au-delà de la production artistique et culturelle, pour les questionnements que soulèvent les publics de ces objets. À la suite de cela, je rejoins l’Université de Lille, où j’obtiens une Licence Mention Études Culturelles, parcours Culture et Médias, qui me permet de préciser les sujets qui suscitent mon intérêt. Cela se traduit par des enquêtes ethnographiques, dans un premier temps, autour de la socialisation en ligne et la gamification des relations induite par les plateformes numériques, et dans un second temps autour des mutations des représentation de genre, de classe et de race dans le secteur de la mode. Je me dirige ensuite vers le Master 1 Industries Culturelles à l’Université Paris VIII, avant de poursuivre naturellement en M2 IC Communication par l’image et cultures numériques. Mon sujet de mémoire s’intitule Une mutation contemporaine de l’accès à l’information du fait culturel en France, l’émergence des créateurs de contenu culturel sur le réseau social numérique Instagram. / Sarah MUBANGA BEYA - Après avoir fait une licence Information-Communication spécialisée en Médiation Culturelle et Scientifique à l’Université Paris 8, j’ai décidé de continuer dans cette même université au sein du Master Industries Culturelles et Créatives. Après avoir validé le M1, j’ai intégré par la suite le M2 « Communication par l’image et cultures numériques. Étant passionnée par la mode, mon mémoire de recherche porte sur le racisme dans le secteur de la mode, et la controverse qu’il y a autour de ce sujet. Parallèlement à mes études, je suis en alternance au sein de l’agence de communication, de marketing et de publicité Heaven et j’occupe le poste de Chargée d'Études.

Le.la photographe

Clémence JUSTET TREMIER
Après une licence de Physique, Chimie et Sciences de l'Ingénieur, elle intègre l’École Nationale Louis-Lumière pour un master de photographie en 2022. Elle a débuté sa pratique par la photographie de paysage, mais s'est rapidement orientée vers la mode, en y insufflant ses inspirations qu'elle puise dans la photographie de sport. Travaillant principalement avec des créateur.ices émergent.es, elle cherche à traduire par l’image leurs expressions et conçoit sa création en travail d’équipe, où la création est une traduction des différents propos. Elle oriente ses recherches de mémoire autour de la photographie de sport et la manière dont celle-ci a influencé les pratiques.

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