“ D’ici 2022, 100% des formalités qui ne requièrent pas de présence au guichet seront réalisables en ligne.” – Article : Le numérique : instrument de la transformation de l’État | Gouvernement.fr
La politique de globalisation des démarches administratives en ligne soulève des défis complexes dans le domaine social où l’humain est au cœur de l’intervention. Comme les agent.e.s en charge des plus précaires peuvent-iels jongler avec les contraintes numériques et la nécessité impérieuse de maintenir une relation authentique avec les personnes vulnérables, alors que le numérique s’impose comme une nouvelle norme ?
La généralisation de la numérisation des services publics semble apporter des solutions aux défis d’accessibilité et d’efficacité identifiés par l’État français. La dématérialisation des démarches administratives simplifie l’accès aux informations et aux documents administratifs pour la majorité des usager.ère.s. Avec la concrétisation du programme Action Publique 2022, près de 250 procédures administratives ont été informatisées. Ainsi, disposer d’un accès à Internet et d’un outil numérique performant est devenu aujourd’hui une condition essentielle pour s’acquitter de ses obligations administratives.
Cependant, qu’en est-il des publics sensibles et précaires ? Dans un contexte où les échanges électroniques deviennent la norme, de nombreuses personnes se retrouvent exclues. La vision de la transformation numérique comme solution miracle pour résoudre les problèmes d’accessibilité et d’efficacité, se heurte à une réalité sur le terrain beaucoup plus complexe. Comment pouvons-nous accompagner celles et ceux qui ne disposent ni de matériel adéquat ni des compétences informatiques nécessaires ?
Nous avons cherché à comprendre par quel moyen les travailleur.euse.s sociaux s’occupant des personnes les plus vulnérables pouvaient résoudre cette problématique. Dans le cadre de cet article, nous avons mené des entretiens avec Véronique et Aïssa, travailleuses sociales au sein de l’association Aurore. Par ailleurs, pour mieux appréhender la conception des sites web, nous avons sollicité l’expertise de Fabien, Product Designer à la Direction de la Transformation Numérique rattachée à la Direction Générale des Finances publiques. Sa mission consiste à actualiser la déclaration des revenus en ligne.
Bienvenue dans cette exploration au cœur des enjeux cruciaux qui se dessinent dans la transition numérique là où les lignes entre le monde tangible et numérique se croisent, révèlent les défis intrinsèques qui redéfinissent le visage même de l’accompagnement social.
“ Aider les administrations publiques dans la construction des services numériques utiles, simples, faciles à utiliser et répondant vraiment aux besoins des gens” –
Article : Découvrir le programme — beta.gouv.fr
Du guichet à l’interface web : comment est pensé l’expérience utilisateur.ice.
Afin de mieux comprendre la programmation des interfaces dédiés aux démarches en ligne, nous avons contacté Fabien, Product Designer employé à la Direction générale des Finances Publiques, chargé de repenser la déclaration des revenus en ligne. Les principaux enjeux liés à l’expérience utilisateur.ice, dans le cas d’une démarches administrative, résident dans la fluidité, la rapidité d’exécution et l’accessibilité.
Le bureau des Product Designer est rattaché à la Direction de la Transformation Numérique, collaborant étroitement avec les fiscalistes. Leur mission consiste à concevoir des sites internet, des applications et des logiciels répondant aux besoins spécifiques de ces professionnel.le.s. Dans le cadre de l’amélioration de la déclaration des revenus en ligne, un atelier de création réunissant un panel de huit personnes – représentatif des utilisateur.ice.s du site – a été mis en place.
L’aide s’est révélée être le principal problème auquel les usagers sont confrontés. La numérisation supprime tout contact humain ; là où un.e conseiller.ère répondait aux questions des administré.e.s, c’est désormais une intelligence artificielle qui les dirige vers une foire aux questions. Le langage administratif souvent abscons et les demandes formulées de manière imprécises ou complexes contribuent à la confusion. Ces problèmes ne se limitent pas au site des impôts ; la nécessité de simplifier l’expérience utilisateur.ice est inhérente à tous les sites gouvernementaux.
Dorénavant, pour répondre à nos obligations administratives, les usager.ère.s sont contraint.e.s de faire face seul.e.s à une machine. En cas d’incompréhension, iels doivent cibler le problème et rechercher par elleux-même à qui s’adresser. Mais comment faire lorsque de l’on n’est pas familier avec le numérique ? L’accessibilité est une condition sine qua non à la conception d’un site gouvernemental ; toute personne en situation de handicap doit pouvoir naviguer sur le site sans avoir besoin d’intermédiaire. Cependant que dire des personnes qui ne savent pas utiliser internet ou qui ne parlent pas le français ? Lors de notre discussion Fabien a reconnu ne pas avoir reçu de directive concernant ce type de public. En effet, il semble impossible de concevoir des sites web qui offrent simultanément des services administratifs et une formation pour l’utiliser. Ainsi l’accompagnement par une tierce personne est devenu une nécessité.
“ Il y a une terminologie fiscale qui est importante parce qu’elle permet au gouvernement de se protéger, pour que les gens restent dans les clous et ne trichent pas […] Il y a toute cette ambivalence sur à quel point on peut parler simplement aux gens ou pas. […] Les informations viennent par couche à l’usager. L’editing va nous permettre de parler de manière simple et amicale avec les gens, de façon beaucoup plus accessible. Le warning est plus de l’ordre de l’accueil, de la bienveillance.” – Fabien
Le grand défi consiste à recréer l’atmosphère d’une expérience personnalisée, telle que l’accompagnement par un.e professionnel.elle dans les démarches administratives. Les qualités essentielles pour être conseiller à Pôle Emploi, par exemple, comme la bienveillance, l’écoute et l’assistance sont confiées à des algorithmes, des lignes de codes, des messages, des pop-ups. À travers le choix de couleurs, de textures et de typographies, ils tentent d’adoucir nos interactions avec les sites internet. Certes, cela peut fonctionner, mais cela laisse aussi une partie de la population désœuvrée face à un écran d’ordinateur. Le tout-numérique ne peut pas être une solution sur le long terme ; la fermeture des guichets et les délais interminables pour avoir des rendez-vous en présentiel obligent une bonne partie de la population à abandonner ses droits.
La simplification et la fluidification des démarches administratives en ligne, ce n’est que le haut de l’iceberg. Le réel problème est que le numérique s’impose comme le seul moyen de répondre aux obligations administratives. Toute autre alternative qui suppose de communiquer avec un humain, tend peu à peu à disparaître. Fabien dans son travail sera contraint de devoir actualiser la déclaration des impôts en ligne continuellement. Pourquoi faire ce choix quand on sait que 15% des français sont touchés par l’illectronisme (source : 15 % de la population est en situation d’illectronisme en 2021 – Insee Première – 1953), sans compter les personnes étrangères. À qui est réellement bénéfique cette centralisation des services administratifs ?
“Moi j’ai connu cette période où mon contact avec le public était quand même vachement plus intéressant parce que je n’avais pas tout ce travail sur ordinateur […] aide à la création d’une boîte mail, création de mot de passe. Des minutes perdues au téléphone pour essayer d’avoir un agent de la CAF ou un agent de la sécurité sociale.” – Véronique
L’accompagnement administratif des personnes précaires : une bataille quotidienne.
Dans leur local du 20ème arrondissement, Véronique et Aïssa, toutes deux conseillères en économie sociale et familiale, nous ouvrent leur porte. Cumulant vingt-six années d’expériences pour l’une et dix ans pour l’autre, elles nous donnent leurs visions des problématiques liées à la dématérialisation des services administratifs.
Au sein de l’association Aurore, qui héberge, soigne et accompagne des personnes en situation de grandes précarités, Véronique et Aïssa suivent des familles de personnes réfugiées statutaires placées en centre d’hébergement d’urgence. Elles nous expliquent la particularité des conditions d’accueil : dans cet établissement chaque famille possède son propre appartement pour une durée limitée. Cette approche vise à offrir une solution temporaire, permettant aux familles de retrouver une stabilité financière et de gagner en autonomie.
Pour faciliter notre compréhension de leur travail, elles établissent une analogie entre les missions de conseillère en économie sociale et familiale à celle d’un médecin spécialiste, tandis que le rôle de l’assistant.e social.e s’apparenterait davantage à celui d’un médecin généraliste. Leurs missions sont centrées vers l’assistance au logement, les conseils budgétaires, la coordination d’actions collectives et créer du lien social.
Les familles ne sont pas autorisées à installer une boîte WI-FI dans leur appartement, étant donné qu’elles ne sont pas censées y séjourner de manière permanente. Par conséquent, elles doivent trouver des solutions par elles-mêmes pour disposer d’outils numériques et d’un accès à Internet afin de s’acquitter de leurs obligations administratives. Les deux conseillères expriment leurs préoccupations quant à cette transition vers le tout-numérique. D’une part, elles regrettent que les résidents ne puissent plus se rendre physiquement à un guichet pour interagir avec un.e agent.e. D’autre part, elles observent qu’au sein de cette population déjà très précaire il y a une augmentation du non-recours aux droits en raison de la complexité des démarches administratives, du manque de familiarité avec les outils numériques et des obstacles linguistiques.
“Je pense à Madame T., elle ne va pas me demander de faire les démarches, mais me dire : est-ce-que vous pouvez me scanner ça, par exemple, ou envoyer ce mail parce que si c’est un professionnel, ça va mieux passer […] Mais si je prends le cas de Madame C., même se connecter sur Pôle emploi c’est très difficile, surtout qu’elle ne maîtrise pas le français.” – Aïssa
Les familles connaissent des parcours de vie et résidentiels difficiles, fréquemment déplacées d’un hôtel à un autre, parfois contraintes de dormir dans la rue. En réaction à ces traumatismes, nombre d’entre elles adoptent une approche au jour le jour, évitant de trop anticiper et de se confronter au stress lié à leur situation instable et précaire. Malheureusement, les calendriers administratifs, les délais d’attente et les menaces de fermeture de leur centre d’hébergement sont incompatibles avec ce mode de pensée. Que ce soit pour l’actualisation à Pôle Emploi une fois par mois, le renouvellement des titres de séjour, les repas à la cantine pour les enfants, les remboursements médicaux, toutes ces démarches imposent des échéances strictes et obligent à gérer simultanément plusieurs obligations. Comment faire quand l’on vit dans l’urgence, quand on a besoin d’aide pour faire ces démarches en ligne ? Quelles solutions le gouvernement propose-t-il face à cette réalité complexe ?
S’adapter en toute situation : les travailleur.euse.s sociaux face à la fracture numérique.
Autrefois, toutes les démarches administratives s’effectuaient en personne, à un guichet, en remplissant des formulaires papiers spécifiques à chaque organisme. Désormais tout est centralisé sur Internet. L’idée initiale était de simplifier les procédures administratives en les standardisant, éliminant ainsi la nécessité de se déplacer et évitant les longues heures d’attente dans les locaux. Cependant, la réalité sur le terrain est bien différente : rien n’est simple. L’informatisation des procédures administratives confronte les personnes étrangères à la difficulté d’accès à leurs droits en raison de longs délais d’attente, de bureaux surchargés et de problèmes de traduction. Le numérique occulte la détresse de ce public, remplaçant les interminables files d’attente devant les préfectures par des sites internet saturés. En conséquence, l’exclusion de nombreuses personnes s’accentue, et les professionnel.le.s du social se voient transformé.e.s en conseiller.ère.s numériques.
La généralisation de la numérisation s’est opérée sans la mise en place de structures d’assistance pour les personnes dépourvus de matériel numérique ou ne maîtrisant tout simplement pas l’utilisation d’un ordinateur. Au sein d’Aurore, les conseillères apportent leur soutien, pour la création d’une adresse e-mail ou l’achèvement d’un profil sur Facil’famille, par exemple. La plupart du temps, les familles effectuent leurs démarches ou consultent leurs courriers électroniques sur l’ordinateur de travail de Véronique et Aïssa. D’autres ressources, telles qu’Emmaüs Connect ou la Maison de la Médiation numérique, offrent également des outils numériques et des formations.
“On travaille énormément sur plein de logiciels et je m’accorde une autre manière de travailler. Quand je sais que je vais avoir un entretien avec madame X. où on va faire que du numérique et que du coup, on ne va pas pouvoir parler de sa situation. Alors je me prends un autre entretien pour pouvoir enfin parler de ce qu’elle est, de ce qu’elle veut pour l’avenir, de quelles sont ses compétences. Mais voilà, j’ai perdu un temps fou avec toutes ces démarches.[…] Et puis, on a reculé d’une semaine pour enfin parler entre humains quoi.” – Véronique
Les travailleur.euse.s sociaux, sont contraint.e.s de fournir une assistance numérique aux personnes qui sollicitent leur aide. Cet accompagnement s’avère chronophage et soulève des questions quant à la démarche d’autonomisation des familles : doit-on agir avec elles ou pour elles ? Avec les changements constants dans les procédures administratives, se contenter d’une section d’aide, gérée par une IA, sur le site de la CAF, par exemple, suffit-il à résoudre leurs incompréhensions ? Véronique et Aïssa, en tant qu’intermédiaires entre les familles et les fonctionnaires travaillant pour ces institutions, se heurtent parfois à des réponses insatisfaisantes de la part de ces organismes. Auparavant, elles pouvaient avoir des conversations téléphoniques, facilitant les échanges, une option désormais limitée.
La navigation sur ces sites internet n’est pas intuitive pour tous.tes, Aïssa et Véronique reconnaissent qu’en passant d’un site à l’autre, elles peinent à saisir les fonctionnements complexes de certains sites. Cette difficulté nous concerne également, même en tant que personne familière avec la langue française et le fonctionnement administratif français. Combien de fois avons-nous ressenti de l’agacement face à l’insuffisance de prétendues démarches simplifiées ?
“La Défenseure des droits considère que de cette procédure de prise de rendez-vous [à la préfecture] en ligne obligatoire résultent des entraves aux grands principes régissant les services publics, en particulier aux principes de continuité et d’égal accès. “– Rapport – Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ? | Défenseur des Droits (2022)
Le 19 décembre 2023, une nouvelle loi immigration a été votée. Parmi les nouveautés absurdes qu’elle propose, le titre de séjour métier en tension valable un an a été adopté. Seulement, depuis que la prise de rendez-vous à la Préfecture est totalement digitalisée, sur le site de l’ANEF, certaines personnes peuvent attendre jusqu’à six mois avant d’obtenir une entrevue. À peine un titre de séjour acquis qu’il faut entamer les démarches pour l’année suivante. Ce cycle infernal n’a pour but que de décourager les personnes. Là encore les règles définies par le gouvernement, ne sont pas du tout cohérentes avec la réalité du terrain. Les travailleuses et travailleurs sociaux, seront à nouveau confronté.e.s à des mises à jour de procédures administratives toujours plus complexes, rendant difficile le maintien du lien social et l’accompagnement des personnes les plus précaires.
“ Ils mettent en place un système de récépissés […] en attendant un renouvellement de son titre de séjour. […] La valeur du récépissé est remise en question. De plus en plus les gens se retrouvent qu’avec des récépissés, trois mois, six mois, un an. C’est renouvellement de récépissé, sur renouvellement de récépissé. […] À l’époque les gens avaient des cartes, maintenant je ne vois que des récépissés.” – Aïssa
Bibliographie :
- FRANCE TERRE D’ASILE, « Le numérique, un outil à double tranchant », Paris, La lettre de l’asile et de l’intégration, n°98, [en ligne], 2022.
- LA CIMADE, « Demandes de titres de séjour: les personnes étrangères mises à distance des préfectures », Paris, A guichets fermés, [en ligne], 2016.
- MAZET, SORIN, Pierre, François, « Répondre aux demandes d’aide numérique : troubles dans la professionnalité des travailleurs sociaux », Paris, Terminal, n°128, [en ligne], 2020.
- DELEGATION INTERMINISTERIELLE A L’ACCEUIL ET L’INTEGRATION DES REFUGIES, Stratégies de luttes contre la fracture numérique, juillet 2020.
- DEFENSEURS DES DROITS, Dématerialisation et inégalités d’accès aux services publics. , [en ligne], 2019.
- DIRECTION INTERMINISTERIELLE DU NUMERIQUE, Une stratégie numérique au service de l’efficacité de l’action publique, [en ligne], Mars 2023.
- GOUVERNEMENT, « Le numérique : instrument de la transformation de l’État, in Moderniser l’Etat, [en ligne], MAJ le 25 juin 2021.
- GOUVERNEMENT, « Action Publique 2022: pour une transformation du service public », [en ligne], MAJ le 02 décembre 2021.
- COLIN, VERDIER, Nicolas, Henri, L’âge de la multitude : entreprendre et gouverner après la transition numérique, Armand Colin, 2015, 304p.
- CHEVALLIER Jacques, « Vers l’Etat plateforme ? », in Revue française d’administration publique, n°167, 2018, pp. 627-637.
Démarche photographique :
Ma réflexion photographique propose ici, un pas de côté par rapport aux faits mis en exergue au cours de l’article. En constituant une mosaïque des câbles, prises, et autres connectiques permettant de nous relier au monde (et donc aux autres), je souhaite mettre en avant la froide absurdité de nos liens sociaux ainsi que la dangerosité du basculement administratif vers le tout numérique. En formalisant ces objets du quotidien pour les prolonger vers une forme d’abstraction, ce catalogue est une invitation pour tenter de percevoir ce qu’il se joue entre les marges.