La Maison de la Culture de Bobigny (MC93) se lance dans une nouvelle politique culturelle visant à conquérir le public de Seine-Saint-Denis. Une politique basée sur les outils numériques. Mais si les réseaux sociaux numériques permettent de créer des liens de proximité, ils ne suffisent pas forcément à atteindre un public dit « éloigné de l’offre culturelle ». Éléments d’explication avec David Sultan, chargé de communication de la MC93.
Déléguer la gestion des réseaux sociaux numériques aux acteurs de terrain, telle est l’une des initiatives lancées par la MC93. Elle a ainsi confié au conseil des jeunes les clés de son compte Snapchat afin qu’ils le gèrent de « manière authentique et spontanée[1]. Pour rappel, le conseil des jeunes a pour but de « promouvoir la culture avec et pour la jeunesse »[2] et permet à des jeunes entre 16 et 25 ans de s’investir dans un lieu culturel, d’en être des ambassadeurs par des projets de communication et de médiation à travers la création de vidéos, interviews et diverses actions culturelles.
C’est ainsi qu’en novembre 2018, le conseil des jeunes a réalisé un reportage en interrogeant des spectateurs à la sortie du spectacle « Nachlass, pièces sans personnes »[3]. La vidéo a été montée et partagée sur les réseaux sociaux numériques de la MC93. En laissant ces jeunes s’approprier ses outils numérique, la MC93 leur permet de se sentir légitimes et investis dans le lieu de culture.
De nouvelles ambitions numériques et stratégiques
Une nouvelle politique culturelle a été initiée par Hortense Archambault, directrice de la MC93 depuis 2015. Elle réfléchit à des solutions pour rapprocher de la culture les 1,5 million d’habitants de Seine-Saint-Denis[4]. La plupart d’entre eux n’ont pas l’habitude des sorties culturelles et encore moins de fréquenter la MC93. L’objectif de la MC93 est donc aujourd’hui d’intégrer ce public proche géographiquement mais éloigné de ses offres, de devenir un « laboratoire sur comment changer la façon d’être d’un vieux théâtre »[5].
Car au départ, la MC93, créée dans les années 1980, est issue d’une vague de décentralisation des théâtres lancée par André Malraux au début des années 1960, avec pour vocation la production et diffusion de spectacles vivants sur le territoire. Cependant, la MC93 attire un public plutôt parisien, et très peu local. L’idée de décentralisation et surtout de « démocratisation culturelle » chère à Malraux ne se réalisant donc pas, un changement de direction et d’architecture se met en place afin que le lieu communique davantage avec la ville de Bobigny sur laquelle il est implanté. Et c’est donc Hortense Archambault et son équipe qui portent cette nouvelle ambition depuis la réouverture du lieu en 2017.
Des possibilités de ciblage beaucoup plus fines
Même si la communication papier reste importante, à travers la distribution de flyers aux sorties des gares de Bondy ou La Courneuve, le numérique a pris une place importante dans le travail de David Sultan, chargé de communication de la MC93.
Il considère que le numérique « ouvre des possibilités de ciblage qui sont beaucoup plus strictes que d’estimer de façon floue qui sont tes cibles à travers des partenariats médias traditionnels »[6]. La MC93 a alors décidé de mettre davantage de moyens financiers dans les outils numériques que dans les médias traditionnels, estimant que des partenariats avec des magazines et journaux culturels ne sont pas pertinents pour toucher le public du 93, celui-ci n’étant pas un lectorat important de presse culturelle.
David Sultan travaille ainsi sur le référencement sur Google, le sponsoring et les publications sponsorisées sur les réseaux sociaux numériques Instagram, Twitter et Facebook, qui permettent de cibler précisément la tranche d’âge, les lieux d’habitation, et surtout d’analyser les statistiques de ces publications afin de pouvoir créer d’autres publications avec d’autres ciblages.
Les réseaux sociaux numériques Instagram, Facebook, Twitter et Snapchat constituent le socle de la communication virale de la MC93. Ceux-ci permettent de montrer que la MC93 est un lieu ouvert à tous, à travers ce que David Sultan appelle le « storytelling » où le but est de « raconter ce que tu es de façon à ce que les gens se sentent bienvenus »[7]. Par exemple, le conseil des jeunes a réalisé une vidéo de promotion de ses actions de communication et médiation dans le but de recruter de nouveaux jeunes pour son conseil. On y voit des jeunes raconter leur expérience au sein du conseil, en louant les mérites d’une MC93 « accessible et disponible »[8].
Un langage qui parle aux plus jeunes
Pour instaurer une nouvelle relation entre le public local et la MC93, l’effort est mis sur le langage utilisé sur les réseaux sociaux numériques : un langage spontané et personnel. Ce langage impacte beaucoup la nouvelle relation entre le public local jeune et la MC93. Pour David Sultan, les réseaux sociaux numériques sont des lieux intimes, propres à chacun, sur lesquels il ne faut pas être ennuyeux et froid, afin de sensibiliser un public jeune. Le but est de créer une relation humaine entre la structure et son public, sans stratégie de masse.
Enfin, fidéliser le nouveau public passe par le renouvellement de la base de contacts de la MC93, car les newsletters partent encore majoritairement vers Paris et non en banlieue. Une nouvelle base de contacts est à créer. Une stratégie de fichier client que Dominique Boullier a théorisé, rappelant que « cette personnalisation se recycle en fichiers clients, qui permettent le calcul et la valorisation. La valeur essentielle de cette économie de fidélisation, c’est en effet le fichier client […] Dans tous les cas, la fidélisation est devenue un vecteur essentiel pour assurer une entrée privilégiée dans l’univers de la personne et donc capter son attention. »[9]Et tel est le défi de la communication de la MC93.
Le public du 93 est-il vraiment connecté ?
Ces nouvelles méthodes de communication permettent-elles de capter le public de Seine-Saint-Denis ? Si David Sultan se dit certain que le numérique touche de manière positive les habitants locaux, il semble difficile d’avoir la certitude qu’un grand nombre de personnes soit connecté. Selon lui, les résultats sont lents, mais la MC93 aurait déjà des retours d’habitants de Seine-Saint-Denis satisfaits de cette nouvelle communication, témoignant qu’ « on a enfin l’impression qu’on s’intéresse à nous ».
Pour connaître réellement l’impact sur les habitants locaux, il serait nécessaire de savoir quelle est la part d’habitants du 93 qui dispose d’une bonne connaissance du numérique. Périne Brotcorne et Gérard Valenduc parlent de « compétences numériques », qui sont la capacité des utilisateurs à « s’approprier pleinement les contenus offerts par les TIC ainsi que leur capacité à les développer à travers leurs activités en ligne […] le simple accès à « toute » l’information ne remplace en rien la compétence préalable pour savoir quelle information rechercher et quel usage en faire. » [10]Or il existe plusieurs niveaux de compétences que tout le monde ne possède pas forcément, surtout dans des milieux populaires : les compétences de base dites « instrumentales », les compétences « structurelles » ou « informationnelles » qui consistent à traiter et sélectionner l’information en ligne, et les compétences « stratégiques » qui consistent à utiliser l’information pour la prise de décision dans son cadre de vie personnel ou professionnel.[11]Face à l’inégalité des compétences et de leur répartition, on ne peut affirmer que toute une population d’un département a une bonne connaissance du numérique, d’autant que les actions de communication numérique sont plutôt ciblées vers un public jeune.
Le public de banlieue face à l’offre de la MC93
Si le numérique permet de créer des liens, suffit-il pour attirer les publics de banlieue vers la politique culturelle d’une structure comme la MC93 ? Car selon Francis Lacloche, conseiller de Frédéric Mitterrand en 2010, les banlieues font partie des « populations éloignées ou empêchées »[12]. Christian Godin explique cette catégorisation par le fait que « les populations défavorisées et les jeunes de banlieues délaissent les hauts lieux de la culture ».[13]
Mais David Sultan pense le contraire en affirmant qu’il s’agit d’un « cliché raciste et paternaliste »[14]. L’objectif est donc, avant même de penser à l’utilisation de l’outil numérique, de réfléchir à la façon d’intéresser les habitants du 93 à l’offre d’un lieu comme la MC93, en leur montrant que le lieu leur est ouvert.
Élie Guéraut confirme cela en disant que « force est de constater que les TIC n’ont pas transformé radicalement nos pratiques de sociabilité »[15]. Il faut donc réfléchir en amont à une proposition artistique attractive.
Pour cela, la MC93 mène plusieurs actions culturelles. Par exemple, la création participative permet à des volontaires de découvrir les activités théâtrales et créer une œuvre culturelle sur plusieurs années. Autres exemples, le conseil des jeunes cité précédemment, ou encore une « masterclass 93 préparatoire pour l’égalité des chances » pour préparer des jeunes qui aspirent à devenir des comédiens professionnels.
Une formation de médiateurs a aussi été mise en place, afin que les jeunes puissent être accompagnés le mieux possible, qu’ils puissent comprendre ce qu’ils voient lors de représentations et se sentir les bienvenus au sein de la MC93. Marc Hatzfled, sociologue spécialiste des banlieues et des marges sociales, explique que plusieurs moyens sont mis à disposition des jeunes de banlieues pour accéder à la culture, dont ces accès institutionnels : « un effort important est réalisé pour inviter les jeunes habitants des banlieues à rencontrer les formes classiques de la production artistique dans les centres-villes »[16].
Un refus de créer des spectacles dits « populistes »
La MC93 se refuse à créer des spectacles « populistes » spécialement destinés au public local. Leur conviction : chaque spectacle peut toucher tout le monde avec des thèmes de la vie quotidienne et des formes contemporaines. Les équipes travaillent néanmoins à un renouvellement des sujets abordés. Comme l’admet Hortense Archambault, « une chose est certaine : il y a des récits manquants, des gens dont on ne parle pas, et qu’on n’entend pas sur les scènes […] Si on propose d’autres spectacles, d’autres histoires, d’autres langues, on aura une multiplicité des entrées qui permettra, à terme, de diversifier les publics »[17].
Mais l’équipe n’envisage pas de changer sa programmation de façon à être plus accessible au public non habitué aux structures culturelles. Ce qui peut constituer un frein. Car quelqu’un qui n’est pas habitué à voir une pièce de théâtre aura peut-être du mal à l’appréhender aussi bien qu’un amateur de théâtre.
Mettre en place une nouvelle communication en direction des publics doit peut-être se faire en parallèle d’une réflexion pertinente sur l’offre culturelle à destination des publics de la MC93.
[1]Entretien avec David Sultan, le 21 novembre 2018.
[2]Dires de Mariama, membre du conseil des jeunes, dans une vidéo postée sur Facebook le 26 octobre 2018.
[3]“Nachlass, pièces sans personnes” de Stefan Kaegi et Dominic Huber : www.mc93.com/saison/nachlass-pieces-sans-personnes.
[4]Chiffre tiré du site internet seinesaintdenis.fr/Les-grandes-caracteristiques-de-la-Seine-Saint-Denis.html.
[5]Entretien avec David Sultan, le 21 novembre 2018.
[6]Ibidem
[7]Ibidem
[8]Dires de Mariama, membre du conseil des jeunes, dans une vidéo postée sur Facebook le 26 octobre 2018.
[9]Dominique Boullier, « Les industries de l’attention : fidélisation, alerte ou immersion »,Réseaux2009/2 (n°154), p.231-236.
[10]Périne Brotcorne, Gérard Valenduc, « Les compétences numériques et les inégalités dans les usages d’internet. », Les Cahiers du numérique, 2009/1 Vol.5, p.45-68.
[11]Jan Steyaert et Jos De Haan (2001) ; Vendramin et Valenduc, 2003 et 2006 ; Van Dijk, 2003 et 2005, in Périne Brotcorne, Gérard Valenduc, « Les compétences numériques et les inégalités dans les usages d’internet. », Les Cahiers du numérique, 2009/1 Vol.5, p.45-68.
[12]Francis Lacloche, Guillaume Pfister, « Culture pour chacun. Programme d’actions et perspectives », Ministère de la Culture et de la Communication, 2010.
[13]Christian Godin, « « La culture pour chacun » : une nouvelle politique culturelle ? », Cités, 2011/1 (n°45)
[14]Entretien avec David Sultan, le 21 novembre 2018.
[15]Élie Guéraut, « Quand les sociabilités numériques consolident les frontières sociales. Enquête sur le « milieu culturel » d’une ville moyenne », Sociologie, 2017/1, (Vol.8), p.39-56.
[16]Le Monde, « La culture dans les banlieues », le 27 octobre 2006.
[17]Le Monde, « Hortense Archambault : « Rassembler des gens qui ne se ressemblent pas » », le 20 mars 2017.