Instagram, le galeriste idéal pour les artistes contemporain·e·s ?

Les artistes aujourd’hui (s’)exposent, seul.e.s, depuis leur atelier, leur appartement, directement grâce à leur téléphone. Instagram est devenu la plateforme préférée des créateur·rice·s contemporain·ne·s pour se faire connaître et diffuser leurs oeuvres.

Iels mettent en scène leurs créations, montrent leur processus créatif, accumulent les followers, et construisent elleux-mêmes leur communauté de diffusion. Mais peut-on imaginer un marché de l’art sans galerie d’art ?

 En 2022, un tiers des nouvelles et nouveaux acheteur.euse.s d’art contemporain ont acheté leur première œuvre en ligne. 84% des collectionneur.euse.s pensent que le virage numérique sera permanent (cf. Rapport Hiscox 2021 sur le marché de l’art en ligne). Des artistes sans galerie qui vivent de leur création tout en la laissant accessible à tous.tes sur les réseaux sociaux, estce là le nouveau visage du marché de l’art ? Estce utopique de considérer Instagram et ses 1,39 milliards d’utilisateur.rices (cf. Digital Report 2022 de We are social et Hootsuite) comme le plus grand lieu d’exposition possible ? De plus en plus d’artistes et notamment de plasticien.e.s font ce pari, en exposant, elleux-mêmes leur travail sur leur compte. Iels économisent ainsi la location d’un espace, et se passent des directives et des commissions des galeristes. Mais entre des algorithmes opaques, la concurrence grandissante ou encore le risque de censure, dans quelle mesure Instagram libère-t-il l’exposition des créateur.rice.s contemporain.ne.s ?

Pour répondre à cette question nous avons rencontré deux artistes plasticien.ne.s parisien.ne.s. Jean-Louis (JL) situe le début de sa création en 2020 et depuis son appartement de la Butte aux Cailles, il rassemble 300 followers sur Instagram. Pour Mathilde Polidori (MP), c’est dans un atelier intégré à sa maison de proche banlieue parisienne qu’elle crée, elle aussi depuis trois ans, et compte 12 400 abonné.e.s. Tous.tes deux ont abandonné leurs projets professionnels pour leur art. Jean-Louis a arrêté ses études après la licence pour se consacrer à la création, et Mathilde, dans un contexte post-confinement, a quitté une carrière prometteuse dans la communication.

Insta, ta galerie de rêves ?

« Les RSN (Réseaux Sociaux Numériques) te permettent de te faire connaître, de partager, d’avoir des retours, d’échanger »

500 millions de personnes se connectent sur Instagram tous les jours, d’après le Digital Report 2022 de We are social et Hootsuite. L’application offre aux artistes une audience démultipliée, « C’est une porte d’entrée chez tout le monde » (MP). Un site internet nécessiterait des compétences pour être créé et actualisé ainsi qu’un certain budget, Instagram est une plateforme familière et gratuite. Mathilde et Jean Louis en témoignent, iels avaient déjà une connaissance de l’application avant d’y exposer leurs œuvres.

Iels relèvent également la liberté d’expression que leur permet l’application, sur laquelle on peut publier à l’infini : « Sur Insta t’as toutes les œuvres à disposition. Une expo [physique] tu vas raconter une petite chose et avoir un nombre restreint d’œuvres » (MP). Jean Louis nous confiait aussi l’intérêt d’Instagram pour expliquer sa démarche créative : « Sur Insta […], je pourrais mettre une description aussi longue que je veux pour expliquer ma démarche. Alors qu’en physique, le cadre et les normes du marché de l’art ne le permettent pas pour l’instant » (JL). Cette liberté est aussi celle des genres de publication, qui permet aux plasticien.e.s d’exposer plusieurs dimensions de leur travail : « En story je montre mes processus créatifs, qui sont très importants dans ma pratique. C’est moi qui fait mes toiles du début à la fin, ce que tu ne vois pas forcément dans le rendu final, et ça compte pour moi » (JL). Sur Instagram, iels montrent un art plus accessible, car « les gens aiment voir comment tu construis une œuvre d’art de A à Z. » (MP). Mais donner à voir leur démarche créative leur permet aussi de la démarquer de celle des autres artistes. Marie Buscatto, professeure en sociologie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et spécialisée dans le travail, le genre et les arts,  écrit en cela « L’enjeu identitaire est important pour l’artiste professionnel qui cherche à se distinguer des amateurs, mais aussi des autres artistes pour la construction de son identité artistique en autodidacte » (Buscatto, 2004). Cette nécessité de se différencier des autres est très consciente pour Mathilde et Jean-Louis qui nous confient d’ailleurs l’un.e comme l’autre que filmer leur processus créatif est très contraignant.

Enfin Jean-Louis nous confiait qu’« en tant qu’artiste pas encore intégré dans un réseau marchand ou institutionnel, les RSN te permettent de te faire connaître, de partager, d’avoir des retours, d’échanger ». La possibilité d’un contact direct avec leur public et leurs potentiel.le.s acheteur.euse.s semblaient ainsi être un avantage considérable pour les deux artistes. Un.e galeriste, en tant qu’intermédiaire, fait souvent le choix de ne pas mettre en relation un.e artiste avec son réseau de collectionneur.se.s. Instagram ouvre ainsi le dialogue, le partage autour de la création, mais aussi de nouveaux réseaux marchands. Car le réseau de diffusion et de vente n’est plus alors celui établi par le galeriste, mais bien celui de l’artiste dont Instagram est le catalyseur.

Stickers PDF prêts à imprimer

« C’est quand même un peu Dieu, c’est eux qui décident, tu ne peux rien faire. » (MP)

Si Instagram libère les créateur.rice.s en les rendant autonomes et seul.e.s gestionnaires de leur exposition, ce medium constitue-t-il pour autant un nouvel espace d’exposition idéal ?

Mathilde comme Jean-Louis nous ont confié leur frustration quant à la gestion de leur visibilité sur la plateforme : « Tu postes sur une plateforme qui est la même pour tout le monde mais les pratiques sont toutes différentes, donc t’as pas le même portfolio qu’un artiste qui va avoir une pratique plus rapide et peut être plus facilement numérisable ».

Pour Mathilde, la principale contrainte est l’algorithme : « Tu es dépendante d’une grosse machine que tu ne contrôles pas du tout, qui peut décider de te bloquer d’un jour à l’autre. […] C’est quand même un peu Dieu, c’est eux qui décident, tu ne peux rien faire. ». À ce manque de prise sur l’application, les deux artistes ajoutent que, bien qu’iels puissent jouir d’une audience plus importante, la consommation numérique de leurs œuvres n’est pas comparable à leur contemplation physique. Mathilde dit ainsi « En physique […], tu peux toucher, tu peux voir, tu vois les volumes, ça n’a rien à voir. », et Jean-Louis nous confiait « même parfois t’es obligé de la retoucher pour qu’elle rende bien à l’image alors qu’en vrai elle est bien ». Pour ce dernier, Instagram constitue ainsi plus un « portfolio vulgarisé » qu’un réel espace d’exposition.

Un bon outils pour rebattre les cartes, les normes d’un marché trop fermé

« Le marché de l’art veut se rendre inaccessible et les RSN symbolisent cette accessibilité »

Ainsi, la présentation de leurs œuvres sur Instagram apparaît pour elleux davantage comme une manière de la diffuser, de démocratiser l’accès à la création contemporaine. De cela découle une redéfinition des règles du marché de l’art qui leur semble à tous.tes deux, nécessaire. « Sur Insta tu peux expliquer, tu peux parler, tu peux donner tes visuels à tout le monde sans passer par une galerie où tout le monde ne peux pas aller. » (JL).

L’application permettrait de dépasser une logique de distinction sociale dans laquelle le marché de l’art est encore trop ancré : « Le marché de l’art veut se rendre inaccessible et les RSN symbolisent cette accessibilité. J’imagine que pour un galeriste, s’intéresser à ce qui est déjà accessible à tout le monde, il aurait l’impression de perdre son rôle d’expert, de dénicheur de talents ». Cette opposition entre accessibilité et expertise, on la retrouve chez le sociologue d’Erwing Goffman. « À partir du moment où l’équipement symbolique d’une classe devient élaboré, un personnel de curation peut se développer, dont la tâche est de construire et d’entretenir cette machinerie statutaire » (Goffman, 1951: 303). Gardien.ne.s d’une expertise, les galeristes le sont aussi de la distinction sociale de l’art et de son marché. Mais cela change, « la galerie c’était un lieu incontournable il y a quelques années et ce n’est plus le cas, grâce au numérique, aux réseaux sociaux, aux sites internet […] » (MP).

Ainsi, si Instagram offre aux artistes une certaine liberté d’exposition, il semble que ses limites soient facilement atteintes. Il apparaît surtout comme un outil de transformation des réseaux marchands de l’art contemporain, peut-on en imaginer d’autres ? Jean-Louis rêverait d’un espace numérique dans lequel on pourrait créer des « white cube » et des expositions en réalité virtuelle (voir prêt à imprimer). Mathilde quant à elle imagine une application qui rassemblerait toutes les personnes intéressées par son travail : « Que les gens soient vraiment là, même dans un espace virtuel », et qui ramènerait ainsi un engagement réel dans l’espace numérique.

De telles plateformes sont-elles possibles ? Sont-elles utopiques ?

Démarche image

J’ai créé deux filtres pour chacun des deux artistes. Un premier présent sur leurs profils Instagram respectifs et permettant de replacer leurs œuvres « sur » nos murs en pouvant les agrandir, les déplacer et les changer. Le second filtre est accessible en scannant le QR code sur chaque adhésif à diffuser et coller allègrement. Le smartphone détecte le sticker comme cible et le remplace par l’œuvre de l’artiste correspondante à sa taille physique réelle.
Je questionne cette frontière entre l’exposition numérique des œuvres par les artistes sur Instagram, qui agit comme une galerie immatérielle, et la réelle exposition de leurs œuvres en physique. L’image se démocratise et accompagne l’idée de la copie privée en y participant volontairement en tant qu’artiste créateur des œuvres. Chacun peut avoir chez soi l’utopie d’une œuvre qui n’est pas physiquement présente mais qui peut être partagée en story ou post sur les réseaux.

Matéo Picard

L'auteur.e

Après une expérience professionnelle en galerie d'art contemporain en 2018 j'ai développé un intérêt certain pour l'exposition des artistes. Mes recherches de master portent d'ailleurs sur la rhétorique professionnelle des galeristes d'art contemporain. Cette enquête a été l'occasion de changer de cible, de questionner les artistes, leurs besoins, leurs envies et leurs ressentis.

Le.la photographe

Bénéficiant d'une culture de l'image et attentif à l'actualiser, Matéo Picard utilise le médium photographique comme matière première de ses créations. Du photomontage utopique à l'installation artistique, en passant par la réalité augmentée, l'artiste interprète, cherche à donner un sens personnel à l'image qu'il questionne, en particulier dans son rapport au corps humain. L’un observe l’autre. Matéo Picard fait dialoguer image et corps, ou bien décide d’en montrer les limites.

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