Instagram, la voix du succès pour les musicien·nes émergent·es ?

Instagram et Facebook ont modifié la manière dont les musicien·nes font leur promotion. En faisant miroiter une reconnaissance à portée d’écran et en donnant l’illusion de l’accès à un lien privilégié avec un public, les réseaux sociaux poussent les musicien·nes à produire constamment du contenu, artistique ou non, afin de les alimenter. Cette injonction à la communication permanente est une charge supplémentaire, souvent difficile à assumer.

(english) Instagram and Facebook have changed the way musicians promote their work. By enticing emerging musicians with easy access to fame and creating the illusion of a special link to an audience, social media pushes them to constantly produce content, be it artistic or not, in order to feed the beast. This requirement to communicate endlessly is an extra burden on artists that they find hard to cope with at times.

Accéder à la nouvelle vie d’artiste connecté

L’industrie de la musique a été une des premières à être impactée par les évolutions technologiques qui ont amené des changements dans les manières de consommer.  Suite à la crise du disque dans les années 2000 et les ventes de musique sur support physique qui s’effondrent, les labels se voient contraints de revoir leur modèle économique et baissent leur budget alloué à la promotion et à la découverte de nouveaux artistes. Ces mêmes évolutions technologiques facilitent la production, l’enregistrement et la diffusion de musique, favorisant ainsi l’autoproduction chez les musicien·nes. Représentant au départ un nouvel espace de liberté grâce à la possibilité de diffuser sa musique à un public sans avoir besoin de l’appui de professionnel·les de l’industrie, ces horizons numériques vont très vite se restreindre. En effet, la facilité d’accès aux outils de production et de promotion fait que le nombre de prétendants faisant partie du “vivier artistique” 1 est en constante augmentation. Cet abaissement des barrières à l’entrée, pouvant être perçu comme une opportunité, crée dans le même temps une explosion de la concurrence.

On assiste à une précarisation du statut des musicien·nes émergent·es dont l’autoproduction devient la norme. Les frontières entre amateurs et professionnel·les sont brouillées. 

Un rapport de l’agence Phare sur l’autoproduction des artistes de la musique publié en avril 2019 montre que les musicien·nes doivent passer par une phase d’autoproduction quasi obligatoire avant de pouvoir trouver un contrat avec un label. Le rapport explique que cette autoproduction peut être subie. En effet, dans ces conditions les musicien·nes devront acquérir des compétences extra-artistiques très variées notamment en communication.2 La construction de leur « fan-base », gage de leur crédibilité professionnelle et de leur valeur sur le marché nécessitera l’investissement de nombreuses ressources personnelles et la mobilisation d’un capital symbolique. Le message est clair si iels veulent réussir, il faut en passer par la. Cependant, iels ne sont pas tous et toutes à égalité au départ dans la construction de leur réputation.

Nous sommes allées à la rencontre des quatre membres du groupe Alma Real. Ce groupe d’amis passionnés créent une pop colorée qu’ils souhaitent accessible à tous·tes. Habitués des réseaux underground de la musique rock, ils veulent aujourd’hui toucher un public plus large avec leur nouvel album Post-it. Les quatre musiciens ont le sentiment que pour cela, il ne leur est pas possible de se passer d’Instagram. Ils ont été contacté par un label sur les réseaux sociaux après avoir réalisé par eux-même leur album. Nous avons également rencontré la musicienne Gisèle Pape qui bénéficie du statut d’intermittente et de la reconnaissance de média tel que Télérama ou Libération mais qui continue de devoir bricoler sur les réseaux sociaux pour promouvoir sa chanson électronique.

Pour assurer leur visibilité, ces musicien·nes doivent désormais faire avec les règles dictées par les propriétaires des réseaux sociaux : des multinationales extérieures à l’industrie de la musique et ayant des objectifs bien distincts du service bienveillant et altruiste aux artistes. De plus, l’usage massif de ces plateformes a tendance à créer une invisibilisation des contenus et particulièrement de ceux des musicien·nes ayant une notoriété restreinte. Gisèle Pape nous explique que malgré des efforts et du temps passé sur la plateforme, les retombées restent limitées et aléatoires : “des fois tu t’arraches pour faire un post un peu cool qui te prends trois quart d’heure et tu as 12 likes, c’est décourageant.”

Musicien·nes ou professionnel·les de la communication ? 

Les musicien·nes qui ne sont ni des professionnel·les de la communication, ni des professionnel·les du marketing sont pourtant perçus comme tel·les sur ces plateformes et doivent agir en conséquence. Iels peuvent ressentir une peur de mal faire et d’ennuyer leur audience. Iels se retrouvent tiraillé·es entre le sentiment qu’iels doivent publier pour exister et la peur de partager un contenu peu soigné et inopportun. 

Animer une communauté et créer des contenus attractifs sur les réseaux demande du temps et des compétences. C’est d’ailleurs un travail à part entière. Souvent, les musicien·nes plein·nes de bonne volonté se heurtent à des contraintes techniques, budgétaires et temporelles. La vidéo est un format particulièrement mis en avant sur les plateformes. Les musicien·nes y ont donc un recours important, notamment par le clip musical. Cela permet d’exprimer et de mettre en avant l’univers, l’identité artistique tout en étant potentiellement partageable et viral.

Ce contenu à forte valeur ajoutée peut représenter l’idéal entre artistique et efficacité communicationnelle, tout en apportant un argument de sérieux pour le groupe, à destination des labels ou programmateurs des salles de concert. Cependant, sa production demande des compétences techniques spécifiques et avérées ainsi qu’un budget conséquent.

Le groupe Alma Real nous explique avoir tenté plusieurs fois de réaliser un clip : “ Il faut beaucoup plus de personnes que ça pour faire un clip. On filmait, après je me rendais compte que le temps passait et avec la fatigue, la luminosité, il faisait froid… Quand j’ai dû tout monter je me suis dit mais en fait, il nous faudrait plein de gens autour pour nous aider. Ne serait-ce que la lumière c’était pas toujours la même, plein de trucs ça faisait crado”. Ou encore Gisèle Pape qui avait imaginé toute une communication pour la sortie de son album : “C’est un peu ce que j’ai regretté sur la sortie de l’album, je voulais faire des petites capsules vidéos sur chacune des chansons, parler vraiment du contenu et en fait je n’ai jamais eu le temps”.

L’obsession des métriques 

Les signes de reconnaissance artistique sont mis en évidence par les métriques et les compteurs relationnels (nombre de j’aime, de vues, de réactions) omniprésents sur les réseaux sociaux. Ainsi, les musicien·nes doivent proposer des contenus engageant et qui suscite beaucoup de réactions. Les professionnels et futurs collaborateurs et collaboratrices des musicien·nes se fient aux métriques mises en avant par ces plateformes pour décider de la valeur d’un·e musicien·nes. Elles sont censées refléter l’opinion publique numérique et constituent donc un signal vis-à-vis des professionnel·les. Elles démontrent du capital réputationnel convertible et monnayable sur le marché du travail artistique.4 Un comportement qui se retrouve également chez les artistes dans une optique de comparaison, pour se situer par rapport à un autre groupe ou artiste. “Nous, on voulait viser Essonne en Scène mais c’est énorme, il faut avoir un peu plus de visibilité. Après, on a vu qu’il y avait des groupes qui ont 500 likes… C’est vrai qu’on se repère pas mal à ça ».  Alma Real.

Ce fonctionnement de mise en visibilité de la notoriété d’un artiste par des métriques omniprésentes participe aux phénomènes de concentration qui sont à l’œuvre dans les industries culturelles. Ces phénomènes sont liés aux mécanismes de mimétisme et de reproduction des individus et pourrait être comparé à l’effet de ranking et de prophéties autoréalisatrices qui existe dans la finance. Ceux-ci “cristallise{nt} des indices en un seul indicateur qui fait saillance et oriente les avis et les décisions” .5 Ici, le nombre de j’aime sur un profil d’artiste ou de vues sur un clip vidéo.

Les musiciens ont bien compris l’importance de ces métriques et ont parfois recours à des manipulations afin de faire croitre le nombre de j’aime sur leur page. Le groupe Alma Real avait eu recours à une manière de faire assez courante sur Instagram : « On ne sait pas très bien comment attirer les likes. Du coup, on avait fait un truc, on avait liké des comptes pour qu’ils s’abonnent en retour afin d’avoir un peu plus de visibilité ». Ces fonctionnement démontrent de l’importance de la « quantité » crée par les réseaux sociaux, laissant de côté la qualité de l’engagement de la fan-base.

Une marchandisation de la relation fan/artiste 

Les réseaux sociaux poussent les musicien·nes à une auto-promotion régie par des statistiques et une nécessité d’efficacité. En donnant l’illusion aux artistes de la possibilité d’entretenir un lien plus proche avec leur public et de pouvoir développer une plus grande visibilité, les plateformes créent en fait une sorte de marchandisation de la relation fan/artiste. Les musicien·nes sont pris au piège et n’ont que trop peu d’alternatives pour être visibles.

Selon le modèle du courtage informationnel, les plateformes se glissent entre le fan et l’artiste dans le but de récupérer les données générées par leurs échanges.

C’est pourquoi elles facilitent la publication de contenus aux musicien·nes et leur offrent de nombreux services et fonctionnalités pour communiquer avec leur public. En récupérant des données sur les goûts et les habitudes des utilisateurs, les plateformes nourrissent leur industrie publicitaire, centrale dans leur activité. 

De plus, en favorisant les échanges interpersonnels et en invisibilisant les publications des personnes qui en dépendent pour en tirer des revenus, ces plateformes poussent les musicien·nes à payer afin de “sponsoriser” leur contenu pour que celui-ci soit vu par les personnes qui les suivent. Les musicien·nes se retrouvent à devoir racheter des données qu’iels ont créé elleux mêmes à partir des échanges avec leur public.6 Ce phénomène du digital labor est au fondement du modèle économique des plateformes numériques. 


Bibliographie
  1.  Le musicien, un community manager comme les autres? Les pratiques numériques des « musiciens connectés », entre rationalisation marketing et distanciation critique (Actes du Colloque : Communautés en ligne: instrumentalisation marketing, résistances, 84e Congrès de l’ACFAS, Montréal, 2016).
  2. Agence Phare, 2019, Etude exploratoire sur l’autoproduction des artistes de la musique.
  3. Creton, Caroline. « To pay or not to pay : les musiciens à notoriété locale face à la publicité ciblée sur Facebook », Les Enjeux de l’information et de la communication, vol. 19/2, no. 2, 2018, pp. 15-28
  4. Boullier, Dominique. « Chapitre 4. Médiologie des régimes d’attention », éd., L’économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?La Découverte, 2014, pp. 84-108.
  5. Creton, Caroline. « To pay or not to pay : les musiciens à notoriété locale face à la publicité ciblée sur Facebook », Les Enjeux de l’information et de la communication, vol. 19/2, no. 2, 2018, pp. 15-28

Démarche photographique

J’ai décidé de focaliser mon attention sur les musiciens pendant une performance, de capturer un moment ils sont mis en avant et confrontés au public. J’ai choisi d’isoler leurs silhouettes et de garder sur l’image seulement les éléments éclairés par les faisceaux lumineux de la scène. Ce dispositif est une manière de mettre ces artistes en lumière.

L'auteur.e

Margaux Laborie
Après un master en management des carrières d’artistes et un parcours tourné vers la musique, je m’intéresse plus particulièrement aux effets de l’arrivée du numérique dans ce secteur.

Le.la photographe

Charlotte Cazenave
Après avoir réalisé une année de préparation aux écoles d’art à l’Ecole Camondo où j'ai pu appréhender un grand nombre de média, je me suis orientée vers une formation Bachelor en photographie à l’école EFET à Paris. Aujourd’hui âgée de 24 ans, je suis actuellement en dernière année à l'École Nationale Supérieure Louis-Lumière en section photographie. Maintenant engagée dans la voie de la photographie, je reste passionnée par l’art sous toutes ses formes et des media tel que le graphisme, le design et l’architecture guident mon travail. D’abord intéressée par la photographie de rue, j'explore au fil des années d’autres champs et porte aujourd’hui un intérêt tout particulier aux lignes et aux formes qui occupent la ville, à la relation entre l’humain et le monde qui l’entoure et aux détails qui construisent son environnement.

Articles similaires

backup

Retour en haut