Les influenceuses ont investi Instagram en se mettant en scène pour mieux accroître leur notoriété sur l’espace numérique. Véritable lieu marchand, la plateforme leur offre des possibilités de revenus en échange de contenus promotionnels pour des marques. Cette popularité a toutefois un prix et implique de dévoiler des pans de sa vie privée pour accroître sa popularité. Si elles élaborent tant bien que mal des stratégies pour préserver leur intimité, le contrôle de leur vie numérique s’avère bien souvent un leurre.
Instagram est un réseau social extrêmement prisé par les marques, il constitue d’ailleurs pour nombre d’entre elles la pierre angulaire de leurs stratégies de marketing. Pour ce faire, elles collaborent avec les ambassadrices du net que représentent les influenceuses, rémunérées en publiant du contenu sur la plateforme. Cela soulève plusieurs interrogations quant à l’exposition permanente de ces dernières mais également au rapport qu’elles entretiennent avec la notion de vie privée numérique. Pour essayer de comprendre les stratégies de ces instagrameuses, nous avons sollicité deux influenceuses lifestyle, Maya et Charlotte, âgées respectivement de 25 et 24 ans, afin de comprendre comment les influenceuses peuvent faire spectacle de leurs vies tout en souhaitant protéger leur intimité. Le contenu publié par ces deux jeunes femmes est axé sur les vlogs et storytime. Elles sont toutes deux suivies par plus de 45 000 utilisateurs sur la plateforme.
Instagram figure parmi la liste des réseaux sociaux les plus utilisés en France en 2022 chez les de 26-41 ans pour inspirer leurs achats en ligne selon une étude du média Klarna. Ce dispositif garantit aujourd’hui une efficacité reconnue chez les acteurs du marketing. Il reste aujourd’hui le réseau social le plus sollicité pour les marketeurs, 96% d’entre eux l’utilisent pour établir des partenariats avec des influenceurs et 55% des utilisateurs de la plateforme confient être influencés par les publications des influenceurs mode. Les usages de cette plateforme varient en fonction des profils d’utilisateurs mais les marques y voient un fort potentiel marchand. La profession d’influenceur intéresse de plus en plus les usagers des réseaux sociaux numériques, mais différents scandales ont éclaté au sujet de la porosité entre la vie privée et la vie publique chez les influenceuses : surexposition permanente des enfants en bas âge, partage de données personnelles menant à des conséquences matérielles…
« Il y a quelque temps j’ai appris l’infidélité d’une amie, j’en ai donc fait une storytime, ma communauté a mené l’enquête jusqu’à retrouver les personnes concernées. Ça m’a créé de gros soucis. Donc oui, effectivement, il m’arrive parfois de perdre un peu le contrôle sur la gestion de ma vie privée ou de celles de mes proches », Charlotte.
L’influence, une rentabilité économique au profit des marques
Les fonctionnalités d’Instagram favorisent les stratégies en matière d’influence pour la promotion des produits ou services des entreprises. En effet, les instagrameuses opèrent un “travail affectif” au sens de Camille Alloing, par l’utilisation des émojis et de symboles sollicitant les affects de leurs publics. Le concept de “web affectif” recouvre la manière dont les industries numériques font appel aux émotions des usagers dans le but de provoquer leurs réactions et ainsi de récupérer des données qu’elles peuvent monétiser. Les algorithmes d’Instagram privilégient les contenus liés à la vie privée, qui vont provoquer des interactions se traduisant par les likes, les republications ou encore les commentaires. Plus le taux d’engagement sur un post est élevé, plus Instagram le valorise. Les influenceuses, qui dépendent financièrement de ces retombées, sont particulièrement soumises aux impératifs dictés par la plateforme. Elles sont devenues les collaboratrices des marques à travers les partenariats rémunérés.
« J’ai commencé à réellement partager mon quotidien lorsque j’ai remarqué que mes abonnés portaient un certain intérêt à mon contenu », Maya.
En plus de leurs utilisations personnelles des réseaux sociaux, les influenceuses sont contraintes de consacrer plus de la moitié de leurs journées à ces dispositifs. Charlotte nous affirme ainsi passer plus de dix heures par jour sur son smartphone en incluant ses usages personnels et professionnels :
De manière générale, je passe énormément de temps sur les réseaux sociaux. Mon premier réflexe lorsque je me lève est de « checker » mes notifications sur l’intégralité des plateformes, ça me pousse au « scrolling » pendant plusieurs heures. Puis vient l’utilisation dans le cadre de mon travail où je passe clairement plus de 9 heures lorsque j’additionne le tout.
Pour poster chaque jour un contenu, elles sont amenées à dévoiler toujours davantage leurs vies privées, quitte à dépasser certaines des limites qu’elles se sont imposées. Charlotte nous confie qu’elle a développé une dépendance à Instagram, elle ne gère alors pas l’entièreté de sa navigation sur le réseau social, il s’agit d’un leurre. Le fait de passer une majeure partie de la journée sur cette plateforme floute parfois la barrière existant entre le monde numérique et la réalité matérielle.
Des instagrameuses et leur entourage, exposés “malgré” eux ?
Charlotte nous délivre durant l’entretien une des problématiques gravissimes à laquelle elle a dû faire face dans son activité professionnelle : c’est d’ailleurs à cela que fait écho la première citation de cet article. Après avoir livré à ses abonnés une storytime relatant que son amie a été victime d’infidélité, sa communauté a mené une enquête hors ligne, allant jusqu’à trouver les principaux concernés. Son témoignage montre que des actes posés sur l’espace public numérique peuvent engendrer des conséquences matérielles qui sont susceptibles de mettre en danger son entourage.
Cet exemple fait sourire Maya, qui se reconnaît dans un événement similaire, mais cette fois sur le réseau au logo d’un fantôme, Snapchat. Elle explique avoir été victime d’une vague de haine à la suite d’un snap dans lequel elle s’exposait avec un sac de luxe. Ces deux cas nous amènent à nous interroger sur les conséquences du dévoilement de la vie privée sur les plateformes numériques, particulièrement chez les influenceuses.
L’exposition de la vie privée comme outil de proximité pour les internautes
Dans la sphère universitaire, nombreuses sont les recherches qui démontrent que les influenceuses exposent volontairement des éléments propres à leur intimité dans le but de créer un lien affectif avec les internautes. Christel de Lassus et Maria Mercanti-Guérin dans Persuader l’internaute en exposant volontairement sa vie privée Le cas des blogueuses de mode, ont mené une étude sur les bloggeuses de mode et de beauté. Elles montrent que le dévoilement de l’intimité crée un sentiment de proximité avec les internautes. Ce lien est façonné en partie par la relation de confiance dont bénéficient les internautes qui s’identifient aux blogueuses : “En effet, une forme d’homophilie perçue apparait dans les verbatim (les visiteuses sont plus enclines à aimer ceux qui leur ressemblent). L’ensemble des interviewées évoquent une envie de ressembler à la blogueuse, que ce soit pour sa beauté ou pour ses qualités personnelles.” Les deux enquêtées de notre étude s’inscrivent également dans cette configuration où livrer une exposition de soi sur Instagram dans le but d’entretenir un lien affectif fait partie intégrante de leur stratégie :
« Je trouve important que ma communauté me connaisse, sache ce que j’aime, ce que je fais. Eux aussi ont un intérêt derrière ça parce que justement ils aiment mon contenu », Maya.
« Une personne qui se reconnaît en moi va me « follow », Charlotte.
Influenceuse face à la caméra : une vraie fausse mise en scène ?
Dominique Cardon dans son article Le design de la visibilité explique qu’a contrario des médias classiques tels que la télévision, l’expression de la vie privée sur les réseaux sociaux “est beaucoup moins immédiate, notamment parce que les utilisateurs disposent de ressources pour contrôler”. Sur le web 2.0, dit-il, les usagers ont la possibilité de réguler leurs contenus et de construire l’image sociale qu’ils souhaitent véhiculer à leurs pairs. Cependant, ce dévoilement doit se conformer aux normes esthétiques de la plateforme. L’utilisateur présente à son auditoire une version modifiée de lui-même : “La présentation de soi sur le web articule étroitement les instructions des interfaces d’enregistrement et les calculs que font les utilisateurs pour produire la meilleure impression d’eux-mêmes.” Charlotte confirme que ses apparitions médiatiques sont scénarisées:
La story time. Le cadre que tu instaures, la manière de caler ton téléphone sur ta “ring light”, ta gestuelle, le storytelling, absolument tout est calculé. On prépare un contenu attractif, intéressant, qui doit donner envie aux spectateurs donc effectivement il y a une mise en scène et une instrumentalisation de la vie privée. […] Parfois on ajoute même des détails qui n’existent pas. Je pense que c’est pour cette raison que cette notion de vie privée ne m’impacte pas tant que ça: je l’utilise de la manière qui me plaît. J’ai le contrôle dessus. Souvent, on montre ce qu’on a envie de montrer.
Maya évoque l’impératif de l’esthétisation des contenus propres aux plateformes numériques. Face à sa caméra, elle glamourise son contenu :
J’ai décidé d’avoir un dressing esthétique aux standards de la plateforme. Les gens verront dans la miniature un dressing et une personne devant, ça va pousser l’utilisateur à cliquer dessus. […] je filme la vidéo qui est toute clean, mais derrière il y a tout plein de bazar, il y a tout plein de vêtements, ça je le cache.
Quand les influenceuses perdent le contrôle de la publicisation en ligne
Malgré les stratégies de ces actrices du web pour tenter de maintenir un flou autour de leur vie privée, elles se retrouvent souvent confrontées à une communauté qui peut transgresser les limites imposées. La notion de communauté est controversée en sciences humaines et sociales, certains chercheurs l’envisagent comme un groupe d’individus proches et solidaires. Au contraire, d’autres la perçoivent plus comme un groupe éphémère. Effectivement, les messages violents auxquels Maya a fait face après l’exposition de son sac de luxe démontrent que ces publics ne sont pas constitués d’un groupe d’individus bienveillants, unis, partageant un intérêt commun. Cet exemple nous permet de déconstruire la notion de communauté, les publics peuvent être volatiles voire malveillants. Maya évoque une “jalousie” des snapchateurs qui l’ont agressée, que nous pouvons rattacher à une jalousie sociale à l’encontre d’une jeune femme issue des classes populaires qui ne serait pas légitime à exposer volontairement un bien de luxe.
Tocqueville définit la jalousie sociale comme étant une perception de l’injustice matérielle entre les êtres humains. Les plateformes numériques laissent place à la comparaison, ce qui attise une compétition et une jalousie permanente chez les utilisateurs. C’est un sentiment de convoitise ou d’aversion envers le bonheur matériel d’autrui. En publiant ce qu’elles reçoivent dans le cadre leur activité, cela crée de l’envie ou de la haine envers ces personnes. Pour beaucoup, les instagrameuses ne méritent pas ce qu’elles ont et ne sont pas perçues comme des travailleuses méritantes. Autant sur ce qu’elles possèdent que sur ce qu’elles gagnent, c’est d’ailleurs ce qu’explique Maya:
Tout ce qui est rémunération, je n’en parlerai jamais. Influenceur, ça suscite aussi beaucoup de jalousie, on n’est pas perçus comme des personnes qui travaillent.
Les réseaux sociaux facilitent le vigilantisme numérique, les abonnés veulent parfois faire justice par eux-même, dans la bienveillance ou non, les utilisateurs vont violer l’intimité de leurs influenceuses. Benjamin Loveluck distingue quatre types de vigilantisme dont la traque et l’enquête auxquelles Maya et Charlotte ont dû faire face :
“Lorsque j’ai annoncé ma grossesse et que j’ai accouché, mes abonnés ont mené l’enquête jusqu’à dévoiler l’identité de mon conjoint que je n’ai jamais exposé car il n’a jamais souhaité que je le fasse. Mais voilà, c’est plus ou moins ça”, déclare Charlotte.
La « confiance” entre l’influenceur et l’abonné est parfois factice: les publics pensent tout connaître et s’autorisent à franchir les barrières de la vie privée.
En définitive, les données intimes exposées sur les réseaux sociaux constituent une théâtralisation de la vie privée pour créer une identité numérique. Maya et Charlotte perçoivent les réseaux socionumériques comme des espaces de performance de leur intimité, dans lesquels chacun doit prouver sa bonne compréhension des diktats instaurés par la plateforme. La story sur Instagram est une publication éphémère car elle reste consultable 24 heures seulement, caractéristique qui peut conforter les influenceuses à délivrer des récits très personnels pour leurs abonnés et les pousser à oublier que malgré le caractère momentané de ce dispositif, elles peuvent se mettre en danger.