Féminisme sur Instagram : de la valorisation à la censure, le réseau est-il un terrain neutre?

C’est la question que se posent des centaines de créatrices de contenu féministe sur Instagram et il semblerait qu’elles obtiennent régulièrement des éléments de réponse. Entre libération et invisibilisation – Shadow ban, modération et censure – les militantes peinent à s’exprimer librement. Laura Stromboni, créatrice du compte @MyDearVagina (88k abonnés), en témoigne.

Instagram pour briser les tabous féminins

© @MyDearVagina

De par son milliard d’utilisateurs actifs par mois, Instagram offre une opportunité inédite au mouvement féministe de diffuser ses idées, de libérer la parole et de tenter ainsi de briser les tabous qui règnent autour du corps des femmes et de leur sexualité.

En France, de nombreuses militantes ont opté pour ce médium. C’est par exemple le cas des comptes @clitrevolution, @JouissanceClub, @Lecul-nu ou encore @MyDearVagina. Le nom de ces comptes ne sont bien sûr pas anodins. Ils font soit référence au corps des femmes, soit au plaisir qu’elles peuvent en tirer: clitoris, jouissance, cul, nu, vagin; des sujets qui bénéficient d’une très faible visibilité dans les médias traditionnels.

On dit souvent qu’une image vaut mille mots. Le réseau social prend ce dicton au pied de la lettre et place l’image au centre des échanges. La communication visuelle que propose Instagram permet aux créatrices de s’exprimer de manière direct et d’amener un public plus jeune à s’intéresser à la cause. En réalité, la démultiplication des centres d’intérêt impulsée par l’impressionnante masse d’information que recèle l’internet à l’âge de l’ère numérique a permis de sensibiliser et de mobiliser un nombre faramineux de personnes qui ne l’aurait peut-être jamais été sans cela.

Mais en creusant un petit peu plus en profondeur, il semblerait que la direction d’Instagram ne voit pas d’un si bon œil la libération de la parole qui semble s’opérer en son sein.

« Votre publication va à l’encontre des règles de la communauté »

Après avoir tenté de rentrer en contact avec Instagram, via l’application et les comptes LinkedIn de ses employés, et n’avoir reçu aucune réponse concluante, nous avons choisi de regarder de l’autre côté de la barrière et de nous tourner vers ceux qui se heurtent aux restrictions de la plateforme.

Pour cela, nous avons rencontré Laura Stromboni (créatrice du compte @MyDearVagina).

« Ode à l’amour du corps de la femme, assumé & célébré par les mises en scènes créatives« 

@MyDearVagina

C’est ainsi que la créatrice de contenus défini son compte dans l’espace de présentation dédié.

Son activité consiste à publier des photos, des illustrations, des créations réalistes ou métaphoriques de la vulve, élément anatomique du corps féminin tristement méconnu par une large tranche de la population. Pour cela, elle cherche, reçoit mais aussi créer les images qui sont présentées dans son feed.

Cette web designer, illustratrice et directrice artistique de 25 ans est devenue une figure incontournable du pop féminisme qui a pris ses quartiers au sein de la plateforme numérique Instagram. Ayant créé son compte en Mars 2018, elle rassemble aujourd’hui une communauté de plus de 88 milles abonnés. Parmi ces 88 milles personnes, 68% sont des femmes entre 25 et 34 ans, venues majoritairement du Brésil, des États-Unis et de France, comme nous montre le rapport analytique de son compte qu’elle nous a partagé. 

« Du jour au lendemain, j’ai été ‘shadow ban’ par Instagram »

Au fil notre entretien, Laura revient sur le succès de son compte: «D’un coup, grâce au mystère d’Instagram, mon compte a explosé, je prenais 1000 abonnés par jours. », mais aussi sur la politique oppressive que le réseau social semble adopter vis à vis des comptes qualifiés de « féministes ». « Depuis février 2019, j’observe une vrai baisse de mon nombre d’abonnés. Pourtant, parfois ça revient en pique, puis ça re disparait. Du jour au lendemain, j’ai été ‘shadow ban’ par Instagram».

La jeune femme a alors tenté de rentrer en contact avec la plateforme, pour savoir comment un tel désengagement pouvait être possible, sans succès. Bien que n’étant pas la plus touchée, elle admet avoir été victime de censures, à l’instar de la majorité des comptes promouvant la liberté du corps des femmes.

La mise à l’annexe des comptes « féministes » par Instagram 

Le « shadow ban » est un phénomène très connu des instagrameurs, pas seulement féministes. Il s’agit d’une invisibilisation du comptes de certaines personnes. Cela passe une diffusion moins importante des photos de leur feed (page où sont regroupé tous les contenus publiés) auprès des personnes qui s’y intéressent habituellement. L’algorithme de suggestion ne les fait plus apparaître. Leurs stories et posts ne sont visibles par certains abonnés . Pour le créateur de contenu, cela se traduit par une baisse importante de l’engagement de leur communauté (likes, commentaires, repost, etc.) et donc une potentiel perte de revenu.

Ces derniers déplorent d’ailleurs le manque de moyens pour y remédier. En effet, les algorithmes fonctionnent de manière assez flou et suivent des programmations dont la stratégie n’est pas rendue public par ses créateurs.

L’influenceuse Emma CakeUp a récemment réalisé une courte vidéo sur Instagram où elle dénonce ce phénomène et explique en quoi il est extrêmement problématique.

https://www.instagram.com/tv/B6FzGvOIZ1-/

Outre cette invisibilisation, dont même  les comptes non militants sont victimes, la censure qu’exerce la plateforme vis à vis des comptes d’éducation sexuelle, de body positivisme ou encore de mise en scène du corps féminin, est un réel problème de société. 

Instagram, de par sa gratuité, le nombre de ses souscripteurs et les échanges qui s’y déroulent, est un espace public.  Ce qui signifie que la plateforme devrait respecter la loi du pays dans lequel elle est active. Cependant il n’en est rien. L’aspect privé du réseau prévaut et dans les grandes lignes, c’est la loi de Californie, USA, qui est appliquée.

Cependant, alors que les publications à visée libératrice pour les femmes observent une très grande attention de la part des algorithmes – un rappel à l’ordre ou une suppression immédiate après une publication jugée contraire au règlement (Community Guidelines)-, des contenus enfreignant la loi (dans la majorité des Etats) restent visibles sur Instagram et cela, malgré les signalements des internautes. C’est le cas de publications mettant en scène des black faces ou faisant l’apologie du Klukluxklan.

Instagram contre la marche de l’Histoire ?

Au vu des faits, et après avoir relevé de nombreuses plaintes vis-à-vis d’une censure exercée par la plateforme et dénoncée par les instagrameuses « féministes » , il est légitime de se demander si le réseau social, bien que présenté comme une place forte et propice à la diffusion d’idées, n’irait pas à contre-sens de l’Histoire ?

En effet, bien que placés sous le radar des algorithmes d’Instagram, les comptes « féministes » gagnent tout de même leur pari. Ils ne font que grossir et les idées qu’ils véhiculent sortent désormais de la bulle internet pour venir se diffuser hors d’une communauté déjà sensibilisée.

My Dear Vagina inspire Nana – Femwashing ou prise prise de conscience ?

La créatrice du compte @MyDearVagina nous le confirme, en passant outre les aspects négatifs de la plateforme, Instagram est un formidable outil pour diffuser des idées féministes. 

Inspirée par le clip de Charlotte Abramov pour la chanson de George Brassens « Les Passantes », Laura a choisi de dédier un compte entier à la représentation de cet organe féminin. « Il n’y a pas que les vulves qui sont censurées et connotées chez les femmes. Il y a aussi des tétons, les fesses, etc. Mais ce sont des attributs que les hommes aussi ont. Le vagin, la vulve, ce sont les organes qui engendrent la vie, c’est ce qui est beau et qui différencie les femmes. » Mais en plus d’être un ode à la beauté féminine, représenter le vagin sur les réseaux sociaux est un acte militant. « Depuis petits on apprend aux enfants ce qu’est la virilité, la force d’un homme. Au collège, au lycée, on peut retrouver pleins de petits dessins de penis etc. Jamais de vulve. Alors voilà, sur Instagram on en voit. Ça devrait être aussi normal qu’un graffiti illustrant un penis du la porte des toilettes. […] Bien sûr, c’est un acte militant. ». 

Cette prise de pouvoir du corps des femmes par les femmes en a inspiré plus d’un. Nana, la marque de serviettes hygiéniques, a pris exemple. 

Elle est venue vers Laura, lui demandant d’être la Directrice Artistique de l’exposition qui accompagnait la sortie de leur post publicitaire ‘Viva La Vulva’. « C’était une superbe expérience. Très interessante. Ils sont venus vers moi, ils m’ont donné carte blanche. On a vraiment collaboré ensemble et j’ai senti leur envie de bien faire. »

« Je trouve dommage de leur jeter la pierre […] c’est anti-productif.»

Laura Stomboni

Si vous suivez l’actualité médiatique, vous n’avez pas pu passer à côté de cette publicité et surtout du scandale qui en a découlé. 

Celle-ci ne montre pourtant aucune partie intime, elle les illustre en en présentant des métaphores. Jugée trop osée, elle a fait l’objet de nombreuses plaintes au CSA, mais n’a pas été supprimée. Cette publicité n’a pas non plus fait l’unanimité auprès des féministes car suspectée voir accusée de femwashing (s’accaparer les valeurs du féminisme afin de servir une logique commerciale).

Démarche photographique

Travaillant sur le féminisme via le réseau Instagram, je me suis intéressé à une publicité diffusée à la télévision, qui a déclenché une polémique sur le web : la publicité Nana. Montrée aux heures de grande écoute, de nombreux internautes l’ont signalée au CSA en pointant son caractère dégradant pour la femme et son intimité. Mon premier montage vidéo suggère la protestation déclenchée par l’ensemble des twitts produits. Le second censure toutes les représentations de la femme contenues dans la publicité

Laura est consciente que le femwashing existe, mais pour avoir côtoyé la marque de plus près, elle nous confie : « Ce sont des marques qui étaient critiquées [NANA entre autres] par les féministes avant, et aujourd’hui ces mêmes marques veulent changer. Je trouve dommage de leur jeter la pierre. Pour moi c’est bête et surtout anti productif. Il faut faire changer, avancer les choses et ça passe par des actions comme ça. »

Nul doute qu’Instagram a encore du chemin à parcourir avant d’être un exemple d’égalité et de neutralité. Néanmoins, la plateforme est devenu un vecteur très puissant permettant au mouvement de s’agrandir, aux actions de se multiplier car il est capable de sensibiliser des millions d’utilisateurs à la cause. 

Envie de connaitre d’autres comptes? 

Laura nous partage ses pépites: @vulvart_museum, @mystere.bdrgsm, @le_mot_rose, @chasseuse_cueilleuse

L'auteur.e

ayant passé son enfance à l’ombre de la célèbre cathédrale de Chartres, elle a toujours été absorbée par les récits mythologiques, les contes et l’Histoire. C’est à l’occasion d’un cours d’art au lycée que Laurène se découvre un intérêt particulier pour la communication, le storytelling et les outils numériques. Au cours de ses 5 années universitaires, elle est sensibilisée aux questions de genre et aux mouvements féministes. Elle s’intéresse, entre autres, à la représentation du mouvement féministe dans les médias et choisit d’en faire le sujet central de son mémoire. Son article traite de la censure que les créatrices de contenus féministes rencontrent sur le réseau social Instagram.

Le.la photographe

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