Le rapport au corps pour les femmes évolue au gré des différents mouvements féministes. Alors qu’on pourrait penser que la libération des femmes de 70 a permis de faire la paix avec leurs corps et que le mouvement body positive tend à réduire les injonctions normatives sur les réseaux sociaux, nos enquêtes témoignent d’expériences plus ambiguës.
(english) Women’s relationships to their bodies shift according to different feminist movements. While we could think that the women’s liberation movement in the seventies led to women making peace with their bodies and that the body positive movement is reducing the trend of body norms and stigmas on social media, our enquiries show that things are not so clear-cut.
“ Nous empirons le rapport à son corps d’une ado sur trois” d’après les déclarations de la plateforme Instagram dans une réunion interne de 2019. Les adolescentes ne cessent de se comparer jusqu’à en devenir une obsession. À une époque où il faut se montrer pour mieux s’aimer, les utilisatrices font la course aux likes et commentaires. L’objectif est de plaire à un maximum de personnes, qu’elles soient proches ou inconnues.
Faire la paix ne signifie pas d’oublier d’anciennes douleurs mais d’accepter une relation plus sereine. Pour faire la paix avec son corps, des mouvements féministes ont été créés comme récemment sur Instagram le body positive développé sur les réseaux sociaux.
Cet article, que nous avons mené, est étayé par deux entretiens. Celui de Lola, élève racisée de première, âgée de 16 ans et celui d’Ève, femme de 72 ans, ancienne enseignante, ayant vécu mai 68 et la libération des femmes des années 70. En menant notre enquête, nous avons découvert qu’entre la libération et le body positive, l’injonction au corps parfait des femmes restaient très vives.
S’aimer à l’ère du numérique : une mission paradoxale
Les combats féministes sont au coeur de notre société. Ils luttent contre les normes corporelles qui hiérarchisent les femmes. Plus récemment, Le body positive est apparu pour réduire ces normes. Le body positive est un mouvement social qui promeut l’acceptation et l’appréciation de tous les types de corps humains. Il encourage la confiance en soi et ne définit pas les corps par des stéréotypes et des définitions normatives véhiculées par les médias. Les réseaux sociaux ont fait émerger ce mouvement grâce à un hashtag. Vergetures, bourrelets, taches de rousseur, ou encore des cicatrices, ces petites imperfections sont à l’honneur grâce à lui.
@Kimjlewin, sur Instagram, est un exemple de jeune femme qui utilise les réseaux sociaux pour faire passer un message. Elle lutte contre ces corps normatifs sur les réseaux sociaux en exposant son corps, en mettant en avant ces dits « défauts ». Elle n’hésite pas à poster des photos dénudées pour normaliser les différents corps.
Nous pourrions penser que nous sommes arrivé à maturité de l’acceptation de soi, et pourtant en ouvrant Instagram, la réalité en est tout autre. Vous êtes sûr de tomber d’abord sur des corps à la peau éclatante, bien maquillés sans l’être trop, aux cheveux lisses. Cette tendance porte à se questionner sur un lien paradoxal body positivisme et d’hyper-sexualisation.
S’exhiber n’est pas anodin. Pour Ève , ces pratiques relèvent du “domaine de l’intimité”. Elle s’inquiète des conséquences de ces actes, que ces jeunes filles peuvent terriblement regretter par la suite.
Cette exhibition abondante présente des problèmes sur certaines plateformes comme Twitter. Une tendance conformiste réapparaît, cette fois-ci celle d’obligation de se montrer pour pouvoir s’accepter. Le chemin est encore long avant de sortir de ces normes conformistes imposées aux femmes années après années.
Pour Lola, ces femmes “propres sur elles” mis en avant sur les réseaux sociaux sont des “beurettes”. L’usage de ce terme faisant référence aux femmes maghrébines et utilisé dans le lexique pornographique est problématique. Il renvoie l’hyper-sexualisation à une question raciste.
Un mouvement tiré par les cheveux
Les petits complexes, ses défauts physiques se forment par une fixation sur un élément ou plusieurs de son corps qui engendre une souffrance. Parfois cette souffrance est accentuée par une pression sociale, sur les cheveux crépus par exemple.
Les cheveux sont au cœur de la séduction féminine mais comme l’a mis en évidence bell hooks, sociologue issue d’une famille noire et pauvre. Certains cheveux déclenchent une problématique sociale comme elle l’explique dans son texte “Straightening Our Hair”, “Lisser nos cheveux”. Pour bell Hooks, se lisser ses cheveux vient de la volonté d’acceptation d’un groupe ou d’un individu afin d’être intégré dans une société conformiste majoritairement blonde. Ces femmes aux cheveux crépus ont le ressenti d’être moins attirantes avec les cheveux naturels ou moins acceptées.`
Cette pression sociale, Lola, racisée, le vit. Elle nous dit se sentir « obligée de lisser ses cheveux” tous les jours pour aller en cours. Elle nous explique ne pas apprécier ses cheveux bouclés, sauf en été, en sortant de la plage. Et va jusqu’à dire ne pas se sentir “ à l’aise” à l’idée de se promener à Paris les cheveux bouclés. Ce malaise traduit une pression conformiste et l’envie de ressembler à ce “que l’on voit partout”.
La confiance en soi des jeunes filles augmente lorsqu’elles se défrisent les cheveux. Pour bell hooks, faire la paix avec soi-même arrive lorsque l’on arrête de se soucier de ce “petit truc” qui nous différencie, de ses cheveux frisés en “célébrant son corps” et en “libérant son âme et son coeur”.
Les personnalités sont elles aussi confrontées aux diktats et aux critiques de leur physique. Encore un déferlement de tweets pour Léna situations, de son vrai prénom Léna Mahfouf, influenceuse aux 3,4 millions d’abonnés sur Instagram et issue d’une famille algérienne. Après s’être fait critiquer sur sa poitrine jugée “inexistante”, ses décolletés plongeants, c’est à sa coupe de cheveux que l’on s’en prend. Elle décide alors de suspendre son compte par lassitude de recevoir des commentaires négatifs à son égard. Après avoir passé plusieurs années à constamment se lisser les cheveux, Léna à décidé d’en prendre soin et de les chouchouter en les laissant naturels. C’est alors une nouvelle vague de haine sur ses dernières photos que l’on peut retrouver sur la plateforme Twitter. Les internautes se lâchent et n’hésitent pas à critiquer la nouvelle coupe de cheveux de celle-ci.
Professeure, Ève nous parle de son approche des réseaux sociaux grâce à son expérience personnelle avec ses élèves. Pour elle, ils sont majoritairement source de “situations catastrophiques” liées au harcèlement. Avec le développement du cyber-harcèlement, il est encore plus compliqué pour les filles en construction de soi de s’accepter et d’aimer son corps.
S’aimer lorsque l’on est une femme
Le combat est sans fin pour les femmes de disposer de son corps et de l’accepter tel qu’il est.
C’est suite à mai 1968, que les choses vont encore évoluer. La liberté de mai 68 a d’abord été créée pour et par les hommes, il a fallu quelques années aux femmes pour voir leur parole se libérer publiquement. Cette parole se libère grâce à la fondation du mouvement de la libération des femmes. Ce mouvement féministe lutte pour l’avortement, la contraception et contre la misogynie. Il défend le fait que les femmes doivent être libres de décider de ce qu’elles veulent faire ou non de leur corps.
Prises par la tourmente des hommes, les femmes se laissaient aller à des ébats libres pour suivre la tendance. Il n’est pas forcé d’échapper aux injonctions lorsque l’on se livre à ce genre de pratique. Ève associe cette tendance à celle du mouvement body positive. L’exposition des corps sur les réseaux sociaux ne permet pas non plus de fuir les injonctions normatives fortement présente sur Instagram ou TikTok pour n’en cité que deux.
Ces deux mouvements féministes ont été créés pour aider les femmes à aimer leurs corps, et à faire évoluer les mœurs. L’amour de soi passe par plusieurs étapes. Le passage de l’adolescence, à la maternité ou la vieillesse, le corps de la femme ne cesse d’évoluer. Il faut donc pour elle s’adapter à un corps changeant. Ève explique : « Je ne me suis jamais trouvé belle mais ça ne me dérange pas du tout, aujourd’hui,…Je me trouve pas moche non plus je ne me trouve ni moche ni belle”. C’est son expérience de vie qui lui a permis de s’accepter telle que est, malgré les pressions qu’elle a pu subir.
Tout comme Ève plus jeune, Lola nous affirme que sa confiance varie selon les jours, et finit par nous dire qu’elle a « du mal à se trouver belle”.
S’aimer n’est pas donné à tout le monde, et est un chemin mené d’embuches. Malgré ce que l’on pourrait penser, les réseaux sociaux ne permettent pas de faire évoluer toutes les mentalités et poussent certaines femmes à douter.
Une pression constante des femmes
Le doute est présent, de 7 à 77 ans. À chaque époque son évolution, mais également son double négatif. Les injonctions émanent de plusieurs facteurs comme la pression. Il est d’autant plus compliqué de s’aimer lorsqu’on est jeune, enfant. La famille porte parfois une pression à l’enfant. En tant qu’adolescente c’est encore plus “compliqué, compliqué, compliqué” selon Ève. Anorexique de 0 à 12 ans, elle dit avoir été en “autodestruction” à l’adolescence. La comparaison des enfants, la pression des parents, des frères et sœurs est une raison de ressentir des difficultés à s’accepter. On parle alors ici de la tyrannie de la majorité selon Hannah Arendt. L’enfant est face à une autorité effrayante et tyrannique. Livrés à eux-mêmes, les enfants sont exclus des groupes d’adultes tyranniques, par lesquels ils ne peuvent s’en échapper. Les enfants répondent à cette tyrannie, soit par conformisme, soit par révolte.
Grâce à mai 68, Ève s’est révoltée contre la pression de sa famille et considérait que « tout à coup mes parents c’est grosso modo des vieux cons”. Décrite comme “une immense récréation” pour elle, la libération devient petit à petit une expérience pas si libératrice que cela. Elle nous confirme le délaissement des femmes qui n’étaient pas à l’aise avec leurs corps. Se dévoiler relevait pour elle de “l’intime”. La pression familiale s’est transformée en une pression de groupe.
Les écoles peuvent parfois être normatives. Lola nous disait “qu’ils ont tendance à dire ce que l’on doit porter”. Les établissements éducatifs peuvent avoir un gros impact sur l’acceptation de soi. Leur rôle est aussi ailleurs, dans l’éducation sexuelle des élèves afin qu’ils connaissent au mieux leurs corps afin de mieux l’appréhender. Transmis pour apprendre les valeurs de tolérance, d’égalité, de respect de soi et des autres. Cette connaissance est le billet pour la paix avec soi-même.
Pour les jeunes filles d’aujourd’hui, la pression peut se trouver également dans les groupes d’ami(e)s. Lola s’est confiée sur son “ besoin d’avoir du soutien, des autres… qu’on lui dise que ça va.”. L’attente des likes, des commentaires reste une pression intense pour des jeunes en quête d’acceptation de soi. Cette idée est la réflexion de ce que nous vivons dans la vraie vie. Nous pouvons dire que ce qui se passe sur les réseaux sociaux est le miroir de la société.
Selon l’enquête « Ni «putes» ni prudes, et surtout pas «pédés»: attentes de genre chez les adolescent(e)s », de Charlotte Richard, les filles cherchent à plaire et devenir attirantes par les garçons grâce aux « j’aimes » sur les réseaux sociaux ou en envoyant des photos intimes, pour certaines. Ce qui amène leurs camarades à les caractériser comme des « putes » lorsqu’elles se « montrent » sur les réseaux sociaux. Elles sont alors contraintes de suivre les standards établis en portant ou non ce qu’elles veulent, ou ce qu’elle peuvent montrer de leur corps. Les jeunes femmes doivent se rapprocher des codes d’une « féminité hétérosexuelle traditionnelle » comme la minceur du corps, vêtements à la mode, ou encore les maquillages, tout en restant socialement acceptable. Elle explique que les filles sont jugées sur « leur capacité à être désirées et être désirable par les garçons ».
Les outils numériques permettent de créer de l’interactions entre les jeunes mais peuvent également être un frein à la création de soi pour ces jeunes femmes lorsqu’ils présentent des problèmes liées au harcèlement.
Une évolution certaine d’une acceptation des corps autour de nous s’est faite ressentir, que ce soit dans les magazines, sur les réseaux sociaux ou à la télévision. Nous remarquons une réflexion avec la société d’aujourd’hui sur les réseaux sociaux. Néanmoins, une évolution amène souvent son double négatif. C’est le cas pour celui-ci. L’exhibition des corps a fait émerger une nouvelle injonction. Cette injonction existe déjà depuis les années 70 mais s’est renforcée avec l’arrivée des réseaux sociaux et l’augmentation de la mise en avant des corps décrits comme « parfaits » sur les plateformes. S’aimer reste compliqué, peu importe l’époque, les moyens mis en œuvre pour évoluer. La libération sexuelle comme le mouvement body positive aident à l’acceptation de soi, mais ne sont pas une fin en soi. Même s’ils ont sans aucun doute fait évoluer certaines mentalités, ils en ont fait émerger d’autres. Les réseaux sociaux sont une caisse de résonance à la normalisation du corps de la femme. Tout comme la libération, pas si libératrice, les réseaux sociaux apportent une dimension négative de plus, un combat de plus.
Il faudra sans doute, de nouveaux épisodes féministes pour lutter contre les injonctions sur les réseaux sociaux.
Démarche photographique
Le projet est constitué de deux séries de photographies. Elles mettent en opposition la permanence de l’image numérique avec la possibilité de disparition de l’image argentique, par sa destruction physique. Les tirages physiques offrent la possibilité aux personnes représentées de récupérer l’image afin de la détruire, si elle ne veut plus qu’elle soit diffusé. Alors que sur les réseaux sociaux, même supprimé, ces images laissent des traces et existent pour toujours, comme des empreintes ineffaçables.
Bibliographie
Bell Hooks, Straightening Our Hair, South End Press, 1989
Hannah Arendt, Enfants désorientés et l’autorité, issue de l’ouvrage La crise dans la Culture p233, 234, 1961
Charlotte Richard, article Ni « putes », ni prudes, et surtout pas « pédés » : attentes du genre chez les adolescent(e)s, 2016