Faire émerger les fonds marins grâce à internet

Dans un contexte où le numérique s’entremêle avec les sciences marines, du nom de marétique, cet article se propose d’explorer les nouvelles perspectives qu’offrent les technologies digitales dans la relation des plongeur.euse.s à la mer dans la région de Brest, tout en interrogeant les évolutions sociales et éthiques qui émergent au sein de cette communauté à la recherche de trésors, tangibles ou virtuels. L’exploration de cette thématique se fera à travers les yeux de Léna, notre investigatrice fictionnelle.

Léna est étudiante en archéologie à Rennes. Ses parents sont breton.n.e.s, comme ses grands-parents et ses arrière-grands-parents, originaires de Brest et de ses environs eux aussi. Quelques années après le décès de ses grands-parents, à ses 21 ans, on lui confie une petite boîte. À l’intérieur, une photo abîmée, jaunie par les années. On y voit la mer, inaccessible, et quelques lignes griffonnées au dos : « Le paysage qui a vu notre amour naître, un petit bout de mer, quelque part à Brest. Un fragment de cœur au fond de l’eau… » Ces objets, témoins d’un amour que ses grands-parents n’ont pas manifesté jusqu’à leur départ, intriguent Léna.

Cette image et ces lignes énigmatiques lui donnent envie de chercher et trouver ce fragment, réponse à ses questions restées sans réponse. La mer lui semble inaccessible, elle ne sait pas plonger. Comment pourrait-elle retrouver ce petit fragment de cœur ? Un indice, Brest. Elle navigue d’abord sur internet. “Plongée Brest”, “Club plongée Brest”, “Baptême plongée Brest”. 

La recherche de ce talisman, de ce vieux sentiment amoureux, doit passer par une expérience réelle de la mer. Il lui faut voir par elle-même ce qui peut se passer dans cette eau, qui doit être si particulière. Mais à qui s’adresser? Comment peut-elle retrouver ce qui a depuis longtemps disparu dans les fonds marins? 

« J’ai cherché : comment plonger au fond de l’océan ? A moins d’être amphibie ou d’être un sous-marin en titane, je ne peux pas accéder aux secrets des fonds…”

A Brest pourtant, ce n’est pas encore les abysses, la ville a les pieds dans l’eau, ses profondeurs lui semblent presque accessibles. Elle part à la rencontre de celles et ceux qui pourront l’aider, peut-être même lui donner des pistes, des indices sur la cachette de ce petit talisman. 

Sa navigation numérique la fait échouer sur le site d’un certain François Marquise. Son adresse mail personnelle est écrite dans les dernières lignes du site et Léna se met à rédiger un courrier. Elle a quelques questions pour lui, explique t-elle, elle s’interroge et cherche quelque chose. Il répond, quelques jours plus tard. Sur son site, www.brepaves.free.fr, Léna trouve des dizaines de pages racontant les plongées autour de la région de Brest. Chaque lieu, épave ou tombant, lorsqu’il est visité, est documenté de photographies prises par François Marquise ou ses camarades de plongée : photographies d’espèces sous-marines, détails d’épaves éclairées à la torche, coraux et roches sédimentaires… Est-ce que ce passage au numérique, à l’archivage, l’aidera à retrouver le talisman perdu ? Comment le numérique peut-il modifier les rapports des plongeurs aux fonds marins dans la région de Brest? 

Quand Léna lui demande pourquoi il fait tout ce travail, François Marquise explique simplement : “Je voulais partager ce que je voyais en plongée à mon entourage et comme je faisais de l’informatique, c’était naturel de créer un site web”. Le partage des informations autour de la plongée représente une possibilité pour les non-plongeurs et les étrangers de la région de Brest d’accéder à ses fonds marins. Le site de François amène 200 à 300 visites de pages quotidiennement. “On arrive à aller regarder d’où viennent les gens. C’est un peu partout dans le monde. Effectivement, c’est beaucoup la France et la Bretagne.”

Aussi simplement que cela, internet devient un support de plus pour la mémoire humaine. C’est Bernard Stiegler qui pense justement le numérique comme quelque chose qui viendrait compléter une mémoire dite “organique”. Cette nouvelle mémoire numérique, dite “organologique”, a besoin d’artefacts pour s’y projeter. En travaillant la matière inépuisable du numérique et en la faisant ressurgir, celle-ci apparaît bien comme un support à la mémoire individuelle autant qu’à une mémoire collective. Si elle permet d’engendrer un savoir mémoriel chez celui ou celle qui exploite le médium, c’est bien par la transindividuation que le numérique permet l’émergence d’une mémoire collective. Victor Petit écrit aussi que “la mémoire (individuelle et sociale) n’est pas seulement dans les cerveaux mais entre eux, dans les artefacts. La mémoire n’est pas interne : elle est essentiellement un processus d’extériorisation. Ma mémoire n’est pas ma mémoire”. 

Et puis internet c’est aussi le partage, les vidéos tutoriels, on apprend. “Avec Internet, le savoir était enfin devenu éclaté, multicentré et surtout moins hiérarchisé ” écrit une blogueuse sur son site internet dédié à la plongée. C’était beau de voir cette communauté vivre sur un espace qui à première vue, à tout de différent d’un fond marin. Ce savoir collectif, François aussi en parle. Certes, “Ifremer ils ont des plongeurs pros pour tout ce qui est bio”, mais ils organisent aussi “des campagnes de relevés, donc ils demandent à des plongeurs locaux”. Les liens entre plongeurs amateurs et la recherche scientifique, c’est aussi ce qui fait la richesse de la communauté Brestoise : Le SHOM, le DRASSM, APECS, Ifremer, ces institutions et associations ont le point commun d’être en réseau avec la communauté amateure, et s’appuient sur celle-ci pour localiser précisément des épaves, et ainsi corriger les cartes hydrographiques. En 2014, selon Adeupa et French Tech Brest, sur 5000 emplois dans le secteur des sciences marines du Pays de Brest, 687 emplois font partie de la filière numérique. Cette étude témoigne du développement rapide de cette filière numérique et de l’influence de ses innovations dans la recherche marine, et du rôle déterminant de la marétique.

 

Alors que Léna semble avoir plongé dans les abysses d’Internet, elle tombe sur un compte instagram personnel, d’une jeune femme, qui à l’air d’avoir à peine 25 ans. Un commentaire sous une publication d’un compte de photo de plongée l’a interpellé. “Si vous continuez à poster les photos de cet endroit dans deux ans y’a plus rien!!”  De messages instagram à un appel vidéo, Léna découvre une jeune femme, Amélie, de 24 ans. Elle plonge depuis quelques années. La preuve, son compte est rempli de photos, de stories à la Une avec elle et ses ami.e.s en tenue de plongée. Elles ont presque le même âge et auraient pu être amies si elles avaient grandi au même endroit. Amélie témoigne de son expérience sur les réseaux sociaux : “Notre génération mêle beaucoup vie personnelle et passion sur Instagram, dans mon cas, c’est la plongée.” Elle confie être parfois dans la mise-en-scène de soi ou la performance, “pour avoir la photo la plus impressionnante” de son groupe d’amis. Elle reste optimiste et les réseaux sociaux restent avant tout pour elle un moyen de mettre en avant la plongée et de s’échanger des informations ; elle fait attention tout de même à la fiabilité de celles-ci et essaye de vérifier si possible auprès d’autres internautes. “Il faut se méfier de certaines personnes qui partagent des fausses coordonnées ou des conseils dangereux, pas forcément avec une mauvaise intention, mais avec internet, les rumeurs se propagent vite, sans être fondées”.

Dans un article de BareSports, le journaliste qui s’entretient avec Greg Piper largement suivi sur instagram, tente de faire des liens entre les effets des réseaux sociaux et la plongée sous-marine.  

“With over 215,000 Instagram followers, Piper understands that with great influence comes great responsibility. That’s why the lauded photographer and BARE ambassador makes it his mission to educate his followers and inspire them to make better choices when exploring outdoors.”

Ce plongeur aguerri déplore le manque de considération de certains plongeur-touristes auprès des fonds marins. “For instance, in March, a girl sat on the tail of an airplane—and broke it off. I see people sitting in the wrecks all the time, and it’s crazy” raconte t-il. Ce manque d’attention à un milieu qui semble tout particulièrement éloigné du nôtre est combiné à des dynamiques de plateforme numérique, de réseaux sociaux, de ce que l’on pourrait grossièrement appeler “course aux likes”. Ces plongeur-touristes, qui payent des dizaines de milliers d’euros dans un voyage, ne peuvent pas repartir sans leur “photo-choc”, sans leur cliché qui fera grimper le nombre de “j’aime”. Les fonds marins, autrefois inaccessibles, deviennent avec les réseaux sociaux numériques presque (trop) transparents, ce qui amène une nouvelle appréhension de la plongée et de ses usages.

Léna n’est pas sûre de tout comprendre, elle est perdue, et ne retrouvera peut-être jamais ce que ses grand-parents ont perdu quelque part au fond de l’eau. Elle pensait que tout pouvait finir par ressurgir, que les scanners sous-marins étaient devenus assez puissants pour sonder chaque petit centimètre d’eau. Elle a collecté pendant son expédition des dizaines de captures d’écrans, de messages de forums et de blogs, des petites vidéos numériques. Malgré les défis et l’incertitude qui planent sur la quête de Léna, sa rencontre avec le monde numérique l’a propulsée vers une nouvelle étape de son exploration des fonds marins. Loin de se résigner face à l’inaccessibilité apparente de ce fragment d’amour perdu, elle a embrassé la puissance du numérique comme un moyen de partager et de transmettre la passion de la plongée. Son parcours se dessine comme une ouverture vers de nouvelles perspectives, où la passion pour la plongée, nourrie par les outils digitaux, peut transcender les barrières et se transmettre à d’autres explorateurs virtuels et réels.

Démarche Photographique – Mina Chesneau et Milo Garcia

En parallèle de la rédaction de l’article à quatre mains, deux types d’images ont été créées. Le premier reprend des photographies de la mer de la région Brestoise, depuis la côte. Ces images sont surexposées, douces. 

Les non-plongeurs voient la mer depuis le littoral, ne percevant que sa surface. Calme, elle est lisse et agit comme un miroir. Agitée, ses vagues brouillent la visibilité et rend impossible la perception de ses fonds. Avec ces images, nous mettons en exergue le mystère que contient la mer, et le désir de la décrypter, ce désir qui habite notre personnage, Léna.

Le deuxième type regroupe des propositions plastiques créées à partir d’une carte hydrographique de la même région, et de photographies issues du site Brepaves.free, créé par François Marquise, plongeur amateur et passionné d’épaves. Nous utilisons également les commentaires issus du même site, ainsi que des graphiques et croquis.

D’abord formes abstraites, les images nous révèlent le dessous de la mer en passant dessus avec la souris.

Nous proposons une réinterprétation des cartes sous-marines, allant au-delà de l’utilisation scientifique de celles-ci, réduite par les données de localisation des épaves. Les frontières et les cadres imposés par la carte et la photographie sont brouillés par le choix de faire émerger les fonds marins, et rendent accessibles ces derniers. Cette accessibilité est rendue possible par la diffusion et le partage des informations de plongée sur internet.

L'auteur.e

Ma pratique photographique et documentaire tente de re-travailler les archives, notamment lesbiennes, et le rapport que nous entretenons avec un passé que nous n’avons pas connu. C’est une tentative de resurgissement mémoriel par le biais du remontage et de la fiction. Originaire de Grenoble, j’ai d’abord suivi deux ans de classes préparatoire littéraire à Lyon avant de rejoindre une Licence de cinéma à Paris 8. Ma formation en Master Artec cette année me permet d’enrichir mon parcours d’une production théorique tout en continuant ma pratique documentaire.

Le.la photographe

Mon travail porte principalement sur la documentation de la jeunesse et le passage à l’âge adulte, ses différents rites initiatiques, comme le voyage, la découverte de son corps et l’amitié, à travers une approche vernaculaire et portraitiste. J’étudie l’influence du lien affectif entre photographe documentaire et sujet, et les représentations qui en résultent. Je me penche également sur l’introspection et l’autobiographie à travers un travail visuel expérimental mêlant photographie, poésie et vidéo. Franco-japonais et originaire de Lille, je suis d’abord passé par le cinéma en Ciné-Sup à Nantes, avant de porter ma pratique sur la photographie, et de poursuivre actuellement ma dernière année de Master à l’ENS Louis-Lumiere en photographie, à Paris.
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