Des adolescents face à la privation de smartphone

Les adolescents confrontés à la privation de smartphone s’insurgent contre l’injustice que cela représente pour eux. Mais en réfléchissant aux moments de privation qu’ils ont vécus, ils font état de sentiments et de réactions plus complexes, où la frustration cède le pas à un désir de maîtrise et d’autonomie.

(english) When teenagers have their smartphones taken away, they experience it as an injustice. But when they reflect further on their smartphone-free time, their reactions and feelings are more complex, and their frustration shifts toward a desire for more control and autonomy.

« Je ne sais plus vivre sans toi à mes côtés
Ton regard pixelisé m'a envoûté »  

fredonne Soprano à son « précieux », dans un tube à succès en 20161. D’autres productions culturelles grand public comme la série Black Mirror2, qui en fait son fil conducteur, alimentent l’imaginaire collectif de personnages les yeux rivés à leur écran. Aujourd’hui, la question de la relation des adolescents avec leur portable remporte un fort succès éditorial et médiatique, non pas seulement dans des fictions, mais également au sein de publications issues de différents champs disciplinaires, dont les médias se font l’écho3 . Une enquête sur le téléphone mobile, réalisée auprès de jeunes bordelais de 18 à 28 ans en 2010 par M.Amri et N.Vacaflor l’identifiait déjà comme un « phénomène contemporain de communication interpersonnelle, (inscrit) dans le quotidien des jeunes, dans un espace-temps subjectif donnant lieu à des interactions qui sont plus que routinières, c’est à dire fortement parlantes de soi. »4 L’enquête insiste sur l’omniprésence du téléphone portable « dans la vie de chaque enquêté », « présent de manière privilégiée à tous les moments de la journée ». D’après leurs analyses, « cette incorporation de l’objet, cette proximité et cette familiarité avec le corps n’ont rien de rationnel et ne suscitent par conséquent aucune réflexivité ».

L’outil, désormais dans la poche de plus de 84 % des personnes de plus de 12 ans, selon le baromètre du numérique 20215, est identifié comme élément de socialisation et de construction identitaire, mais aussi soupçonné de soumettre l’usager à une relation de dépendance qui le prive de son autonomie.

Pour ce projet interrogeant le rapport de la jeunesse aux smartphones, j’ai pris des photographies de paysages, que j’ai magnifiés et sur lesquels je suis venue dessiner des petits personnages absorbés par leur téléphone. Ils oublient la beauté du monde qui les entoure et fuient le moment présent. Leur téléphone est alors leur unique échappatoire et les jours défilent sans qu’ils ne s’en rendent compte. Aminata Beye
Qu’en pensent les adolescents aujourd’hui ? 

Pour mieux comprendre, nous avons analysé les moments où ils sont obligés de s’en passer. Dans quelle mesure ces périodes de privation leur permettent-elles de faire la lumière sur les relations qu’ils entretiennent avec leur téléphone ?

Nous avons interrogé 6 adolescents, âgés de 14 à 17 ans, au cours de trois entretiens individuels et un entretien collectif. Alan, 17 ans, aîné d’une fratrie de quatre enfants, vit dans un village chez sa mère enseignante. Il est engagé dans une formation professionnelle et voit son père de façon occasionnelle. Elias, 14 ans, vit en ville avec sa mère et sa sœur. Il est scolarisé en classe de première et passe un week-end sur deux chez son père. Nadir, Carole, Ilam et Rayan sont suivis par la PJJ (Protection judiciaire de la jeunesse), ils ont tous connus des placements en CEF (Centre éducatif fermé) et/ou des périodes d’incarcération. S’ils considèrent tous le fait d’avoir un téléphone comme normal et indispensable, ils ont subi des périodes plus ou moins longues de privation. La mère d’Alan le lui confisque régulièrement en guise de punition. Elias l’oublie chez son père au retour d’un week-end. Nadir, Ilam, Carole et Rayan en sont privés par décision de justice. Nous les avons invités à réfléchir à la relation qu’il entretiennent avec leur smartphone, à la lumière de ces moments de privation.

Leurs déclarations confirment la place prépondérante occupée par le smartphone dans leur quotidien, mais la privation engendre des sentiments et des réactions contradictoires. Par-delà la simple résignation ou l’adaptation à l’absence de téléphone, les adolescents veulent garder le contrôle.

Sans téléphone, les adolescents se disent inquiets et déstabilisés 

Les adolescents de 2021 que nous avons rencontrés confirment l’insertion du smartphone dans leur vie quotidienne, avec des pratiques et des interactions qui concernent, dans l’ordre d’importance que nos entretiens révèlent : les relations affectives avec les proches, l’expression et la valorisation de soi, et la fréquentation de productions culturelles comme la musique ou les séries. Ce que nous identifions comme des pratiques culturelles se caractérise essentiellement pour les adolescents que nous avons rencontrés comme du divertissement. Elles ne sont pas identifiées comme un enrichissement. Ce qui est soit assumé, notamment par les jeunes suivis par la PJJ et incarcérés au moment des entretiens, soit dévalorisé par les jeunes interrogés à l’extérieur et issus d’un milieu socio-culturel plus privilégié. Tous déclarent également utiliser leur portable pour passer le temps quand ils s’ennuient.

S’en trouver privé entraîne tout d’abord un sentiment d’inquiétude pour les proches, partagé par les six adolescents concernés. Viennent ensuite des commentaires évoquant des formes de déstabilisation, comme des réflexes qui seraient contrariés en permanence : « A chaque fois, je me disais : ha j’ai envie de faire ça, ha je peux pas, toutes les 5 mn » (Elias) ; et un sentiment de solitude, pour Alan notamment. Mais si le smartphone est considéré par tous comme un bon moyen de passer le temps quand on s’ennuie, aucun des adolescents rencontrés ne déclare s’ennuyer davantage quand il en est privé.

Travail émotionnel, recherche de continuité et autonomisation 

Auprès de tous les adolescents rencontrés lors de l’enquête, on repère des énoncés apparemment incohérents, témoins des contradictions ressenties, qu’elles soient de l’ordre des sentiments ou des jugements qu’ils portent sur le smartphone et sur leurs pratiques : « Je l’utilise juste un peu…mais il me faut mon téléphone dans ma poche » ; « Ça ne me dérange pas … mais en vrai c’est dégueulasse de pas avoir snap ! » (Nadir). Ces contradictions font apparaître les difficultés à gérer le portable, outil ambivalent : à la fois garant d’une unité intérieure, et source de stress. Ce difficile équilibre est le signe du travail émotionnel engagé par les adolescents, à la fois pour faire leur cet outil indispensable, et pour rester autonome vis à vis de lui.

A.R.Hochschild définit le travail émotionnel comme « l’acte par lequel on essaie de changer le degré ou la qualité d’une émotion ou d’un sentiment (…). Le travail émotionnel désigne l’effort… et non pas le résultat, qui peut être réussi ou non. Les ratés de la gestion des émotions donnent accès aux formulations idéales qui guident l’effort et… ne sont pas moins intéressants qu’une gestion émotionnelle réussie ou efficace »6. Les adolescents que nous avons rencontrés témoignent clairement de l’effort réalisé face à l’épreuve de la privation, tout comme dans la gestion quotidienne du téléphone. Ils formulent également un idéal de relation apaisée, qui s’exprime à travers le détachement, voir l’indifférence : « je m’en fous », « je m’adapte ». Conscients qu’on attend d’eux qu’ils ne passent pas trop de temps sur leur téléphone et que cela ne doit pas les couper d’une sociabilité dans la vie réelle, Alan et Elias expriment la tension qui existe entre les activités numériques et les autres. Si les parents ont tendance à opposer les pratiques de loisir (skate, dessin) aux pratiques numériques, pour les adolescents au contraire, le téléphone est davantage le garant d’une continuité qu’un facteur de division. Le smartphone fait le lien et permet de passer d’un univers à un autre sans discontinuité. A la question : « Si tu n’as pas ton téléphone, tu remplacerais ça par le fait de passer plus de temps avec tes potes ? Elias répond : Non je veux pas dire ça. Ça fait un peu : ça nous empêche d’être ensemble ». Il tient à ne pas identifier la fréquentation des réseaux sociaux comme une pratique pouvant le désocialiser dans la vie réelle.

Les activités, les relations et les pratiques numériques qu’évoquent les six adolescents interrogés sont inextricablement liées avec leur identité, leurs activités et leur extraction sociale, prises qu’elles sont dans ce que G.Agamben appelle un dispositif 7. Les adolescents suivis par la PJJ sont fans de Teresa Mendoça, trafiquante de drogue vedette de la série Reine du Sud8. Ils ont recourt à leur téléphonent ou s’en méfient au regard de leur activité délinquante : en détention le téléphone est utilisé pour organiser des livraisons de produits illicites, mais dehors, Nadir déclare ne pas avoir son téléphone dans la poche quand il deale, au cas où il tombe, on pourrait l’identifier. Alan quant à lui dessine et photographie ses dessins. Elias filme les figures qu’il réussit en skate, regarde des documentaires sur YouTube. Considérer le smartphone comme un dispositif agambenien, c’est le situer dans un « ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques », qui a « d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants »9. A la lumière de cette définition, on comprend mieux l’ambivalence du smartphone et donc des déclarations à son sujet. Il a deux versants : gage de continuité et d’autonomie, mais aussi vecteur de pression sociale. Le désir d’autonomie exprimé peut se réaliser grâce au smartphone ou vis à vis de l’outil lui-même.

« Je mets le mode avion. J’le garde dans ma poche, mais j’suis tranquille. » Nadir

En 2018, dans A la recherche du temps, F. Jauréguiberry se demandait : « peut-on encore se déconnecter de temps en temps? »10, identifiant plusieurs modalités de la déconnexion : comme fuite, comme choix, comme réflexivité et comme épreuve. Ces quatre modalités émergent dans les entretiens que nous avons réalisés.

L’épreuve identifiée par F. Jauréguiberry comme la première modalité de la déconnexion, est bien présente dans les entretiens que nous avons réalisés. Les exclamations de Rayan et Alan en témoignent : « c’est vraiment dur « ; « j’étais en colère ». Face à cela, leur capacité d’adaptation s’appuie sur des tentatives de substitution, mais débouche également sur la relativisation de l’importance du téléphone. Quand Nadir repense à une période d’incarcération en Quartier Mineur où personne ne pouvait avoir de téléphone, il déclare : « Là-bas pas possible d’avoir un tel, mais c’est pour tout le monde pareil. Du coup ça me dérangeait pas ». Elias dit qu’il s’est « un peu adapté » : « j’ai pris la tablette de ma mère pour aller sur YouTube, mais c’était pas pareil ». Alan lui aussi a emprunté le téléphone de sa mère, puis acquis un Ipod pour substituer le téléphone confisqué. Mais il va plus loin, analysant ainsi les changements opérés pour lui : « je suis plus détaché de mon tel, même quand je l’ai, parce que de toute façon je sais que c’est juste pour un temps ». Rayan et Nadir repèrent avec satisfaction des moments où ils se passent sans peine de leur téléphone, comme une épreuve qu’ils auraient surmontée facilement. Ils affichent du détachement et relativisent.

Les adolescents rencontrés ressentent également le besoin de fuir, exprimant alors un sentiment de soulagement, qui peut les amener à faire le choix de la déconnexion. Alan ayant conscience de faire quelque chose de moralement dévalorisé en étant sur les réseaux sociaux, accepte avec plus de facilité les périodes de privation imposées : « Au début, j’étais en colère. Je me suis senti incompris (…). Après ce sentiment s’est transformé. C’est comme si j’avais un poids qui s’enlevait. » Nadir relate une expérience exaspérante de harcèlement : « Une fois, j’en pouvais plus à cause d’une fille qui m’appelait non stop toute la soirée. Je pouvais pas utiliser mon tel. (…) Elle appelait direct, elle raccrochait, elle rappelait. Je devenais fou », à la suite de quoi il a appris à faire le choix de la déconnexion : « Quand j’en ai marre, je mets le mode avion. J’le garde dans ma poche, mais j’suis tranquille. » Il prend du recul vis à vis de sa propre utilisation : « Tu l’utilises tellement que tu ressens pas de plaisir, tu t’en fous. Quand tu l’as tout le temps, c’est un truc normal. T’en a même marre au bout du compte. Et quand tu l’as pas, tu veux l’avoir. ». Il manifeste l’impression d’être le jouet d’un outil dont la maîtrise est problématique, mais met en marche un processus réflexif signalant un élan vers l’autonomie.

Au cœur du dispositif

Les adolescents interrogés sont loin de percevoir l’étendue du dispositif dans lequel il se trouvent impliqués, mais conscientisent toutefois, au regard des moments de privation subies, les stratégies qu’ils mettent en place pour faire face, et les possibilités de changement qu’elles recèlent. A l’ambivalence du smartphone, à la fois garant d’autonomie et de continuité et source de pression, répondent les sentiments qu’ils lui témoignent, pétris du travail émotionnel mis en œuvre pour s’adapter et s’autonomiser. Si, à la suite de G. Agamben, nous souhaitons comprendre « quelle stratégie (…) adopter dans notre corps à corps quotidien avec ces dispositifs », et s’« il ne s’agit pas simplement de les détruire, ni, comme le suggèrent certains ingénus, de les utiliser avec justesse »11, constatons modestement que, à la différence de M.Amri et N.Vacaflor qui ne pointaient aucune réflexivité des jeunes concernés par l’enquête de 201012, la question de la privation a offert aux adolescents de 2021 une opportunité féconde de mise à distance.

1 Soprano, Mon Précieux, album Mon Everest, Warner, 2017.
2 C.Brooker, Black Mirror, Channel 4 puis Netflix, 2011-2019.
3 S.Tisseron (2008 ; 2018), M.Serres, Petite Poucette, 2012 et M.Desmurget, La Fabrique du Crétin Digital, 2019.
4 M.Amri et N.Vacaflor, Téléphone mobile et expression identitaire : réflexions sur l’exposition technologique de soi parmi les jeunes, GRESEC, Les Enjeux de l’Information et de la Communication, 2010.
5 Baromètre du numérique 2021, enquête sur la diffusion des technologies de l’information et de la communication dans la société française, CREDOC.
6 A.R. Hochschild, Travail émotionnel, règle de sentiments et structure sociale, Revue travailler n°3, 2009.
7 G.Agamben, Théorie des dispositifs, Revue Po&sie n°115, Belin Editeur, 2003
8 J.J. Miller et A. Fortin, Reine du Sud, Fox 21 television studio 2016-19, puis Touchstone Television, 2020-21.
9 G. Agamben, op.cit.
10 F.Jauréguiberry, A la recherche du temps, Editions Eres, 2018.
11 G.Agamben, op.cit.

L'auteur.e

Ariane
Ariane est enseignante. De formation littéraire, elle a enseigné le français et l'histoire-géographie en Lycée professionnel. Depuis plusieurs années, elle intervient en prison, auprès d'un public de mineur-es incarcéré-es. En parallèle, elle suit un Master 2 en Sciences de l'Information et de la Communication et réfléchit à un projet de thèse.

Le.la photographe

Aminata Beye
Aminata Beye (ENS Louis-Lumière) à grandi dans le sud-est de la France. Après avoir suivi des études théâtrales et de marionnettes (jeu et théorie), elle arrête ses études et travaille pendant trois ans dans différents restaurants parisiens. Elle intègre le Master Photographie de l’ENS Louis-Lumière en 2019, elle y apprend la technique (tant argentique que numérique). En parallèle elle continue sa pratique du dessin et de l'écriture et quand le projet s’y prête les mêle à la photographie.

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