Les plateformes numériques : des nouveaux outils d’agression et de contrôle dans le couple

La violence conjugale s’invite aussi dans le numérique. Elle peut passer par la surveillance de son ou sa partenaire via les réseaux sociaux et parfois par l’utilisation des logiciels espions. Cette logique de surveillance peut parfois amener à des violences physiques. 

Digital platforms, a new means of expression and control within couples

(english) Domestic violence has entered the digital realm. Whether it is through keeping tabs on a partner through social media or through spyware, online surveillance can lead to physical violence.

Cette enquête s’intéresse à deux formes de cyberviolences conjugales (violences exercées aux moyens des réseaux sociaux numériques dans un couple) : le cyberharcèlement et la cybersurveillance. Dans le couple, le numérique peut servir de dispositif d’agression ou de surveillance du ou de la partenaire. L’omniprésence de ces technologies de communication dans la société entraîne une rupture de frontière entre l’espace numérique et l’espace hors ligne. Dès lors, une question se pose: quelle est la corrélation entre les violences subies sur les réseaux sociaux et celles subies hors ligne? L’objectif de cette étude est de comprendre l’impact du numérique sur les relations conjugales en matière de jalousie, de contrôle et de domination. Nous avons réalisé deux entretiens. D’une part Liana, 34 ans, divorcée, cadre chez Ikea, victime de cyberviolences conjugales. D’autre part, Cycy, 28 ans, célibataire, jeune diplomée (Master 2 Communication), agresseuse quant à elle.

Les cyberviolences conjugales sont aujourd’hui une réalité. Aurélie Latourès, chargée d’études du Centre Hubertine Auclert, l’observatoire des violences faites aux femmes à Paris déplore le fait que «Contrairement aux États-Unis ou à la Grande Bretagne, on a très peu de données sur ce type de violences numériques en France». En 2018, à partir d’un échantillon de 302 victimes, le centre a réalisé une enquête sur l’impact des outils numériques sur les violences conjugales. 42% des répondantes affirment avoir limité leur activité numérique, 7 femmes interrogées sur 10 ont le sentiment d’être surveillées en permanence; près de 21% parmi elles affirment avoir été surveillées à distance via des logiciels espions et 69% pensent que leur conjoint ou leur ex partenaire avait accès à des informations contenues dans leur téléphone sans savoir par quel moyen.

Corrélation entre les expériences en ligne et hors ligne

“Il a eu accès à des messages Whatsapp avec un de mes ex. […]. Il n’arrêtait pas de me harceler par des messages via Whatsapp.[…] Je suis rentrée aux alentours de minuit et il m’a agressé dans la rue en m’accusant d’infidélités. On en est arrivé aux mains parce que les propos qui sortaient de sa bouche vis-à-vis de moi étaient insupportables.”

Liana

Les violences conjugales existaient déjà bien avant le développement des plateformes numériques. Toutefois, les expériences en ligne et hors lignes sont intrinsèquement liées. Dans bien de cas, ces violences entre conjoint.e.s ne limitent pas sur les plateformes numériques. Elles peuvent entraîner des violences physiques.  

Publiés en 2018, les résultats de deux études sur les violences conjugales survenues dans le cadre de l’utilisation soutenue du réseau social Facebook illustrent bien cette continuité entre les expériences en ligne via les réseaux sociaux et hors ligne. D’après les chercheurs (Marie-Ève Daspe, Marie-Pier Vaillancourt, Yvan Lussier et Stéphane Sabourin) qui ont mené ces études, les résultats « indiquent que les comportements en ligne ont des implications significatives pour les conflits hors ligne et l’agression dans les relations intimes ». Marie-Ève Daspe, professeure au Département de psychologie de l’Université de Montréal, déclare avoir observé une hausse significative des gestes de violence intime entre partenaires lorsque le réseau social suscite de la jalousie.

De notre côté, lors de nos entretiens, nous avons mesuré chez Liana et Cycy le temps d’utilisation des réseaux sociaux Facebook et Whatsapp,  la disposition à la jalousie quant au contenu relatif à leur partenaire et la violence conjugale dont l’une était victime et l’agresseuse. Nous avons constaté que les comportements en ligne influencent significativement les expériences hors ligne. Ce qui confirme qu’il y a bien un lien proportionnel entre l’usage des réseaux sociaux numériques et le sentiment de jalousie qui, à son tour, amplifie les risques de violence dans le couple.

Les réseaux sociaux numériques, des plateformes d’incitation à la jalousie

“Au début de notre relation, il n’aimait pas que je poste des photos sur Facebook. Il pensait que je pouvais me faire draguer dessus vu que lui et moi nous nous sommes rencontrés sur Facebook.”

Liana

La rencontre entre les plateformes numériques (notamment les réseaux sociaux), organisant la surveillance à des fins commerciales, et des personnes aux psychologies inquiètes, manquant de confiance en elles et redoutant l’infidélité de leurs conjoint.e.s, pose un sérieux problème. On se rend compte de la dangerosité des outils de surveillance mis en place par ces plateformes numériques lorsque l’on va vers les personnalités particulières, comme des personnes qui manquent de confiance en elles-mêmes. Etant donné que Facebook, Instagram, Whatsapp etc. organisent la surveillance des amis, relations et contacts, ils peuvent contribuer au développement du sentiment de jalousie et de la suspicion, surtout si les conjoint.e.s se suivent mutuellement. Dans un couple où il y a une personne inquiète et qui se méfie de l’autre, les dispositifs vont renforcer l’anxiété. Le numérique modifie le processus d’établissement d’une relation de confiance en ajoutant des éléments nouveaux. 

En effet, les réseaux sociaux permettent aux internautes de partager avec le public des photos, vidéos : ce que l’on appelle du contenu. Dès lors, on est susceptible de mal interpréter les faits et gestes de son.sa partenaire sur les réseaux sociaux. Par exemple, quand il.elle “like” une photo ou une publication de son ex, quand il.elle publie une photo lors d’une sortie entre collègues ou amis, quand il.elle est en ligne mais ne vous écrit pas, ou ignore vos messages. Lorsqu’il.elle publie régulièrement des photos sur lesquelles on voit un sourire ou sa tenue, le.la partenaire peut y voir une surexposition de soi, une exhibition, et ainsi développer un sentiment de jalousie et de méfiance. Et même si l’internet et les réseaux sociaux constituent un bon moyen de travailler sa confiance en soi, d’acquérir une visibilité, de communiquer avec des amis, de s’informer ou encore de se former via les communautés connectées, ils peuvent aussi se révéler néfastes (par exemple faciliter le manque de respect à l’autre).

“Il a l’habitude de m’écrire sur Whatsapp pour m’insulter et m’harceler.”

Liana

La disposition à se comparer aux autres constitue également un aspect des réseaux sociaux numériques qui pourrait aboutir à la jalousie au sein du couple. Au travers de cette disposition, ces réseaux poussent inconsciemment les utilisateur.rice.s à la surexposition de soi et au mimétisme, une donnée centrale des liens humains, adaptée aux plateformes numériques. A leur tour, les utilisateur.ice.s les transforment en leurs propres vitrines de soi, un moyen de construire leur “personal branding” en vue de se valoriser. C’est ainsi qu’ils.elles vont publier les meilleures photos d’eux.elles-mêmes, en espérant un commentaire de leurs contacts, comme s’ils étaient à la quête d’une approbation ou d’une validation. C’est ce que l’on observe sur les plateformes telles qu’Instagram, au contenu visuel. Dans ce cas, un.e conjoint.e jaloux.se peut une fois de plus mal interpréter les publications de l’autre.

Une surveillance démultipliée: la conjonction des plateformes numériques, le partage des codes des réseaux sociaux et les logiciels espions

Dans un couple, la cybersurveillance peut se traduire un acte ou par la combinaison de plusieurs actes de violence: l’agresseur.se peut s’appuyer sur des données fournies par les plateformes elles-mêmes (i.e des données qui sont à la base collectées à des fins commerciales), exercer sa domination sur la victime afin d’obtenir ses codes et l’installation d’un logiciel malveillant.

David Lyon définit le terme “surveillance” ainsi :  « (la surveillance est) une collecte et le traitement de données personnelles, qu’elles soient identifiables ou non, dans le but d’influencer ou de gérer les personnes desquelles proviennent ces données». Et l’avocate Murielle Cahen définit la cybersurveillance « tout moyen de contrôle technique, sur une personne ou un processus, lié aux nouvelles technologies et plus particulièrement aux réseaux numériques de communication». Cette définition de Cahen est pertinente parce qu’elle fait référence aux outils et le réseau, les deux composantes de l’espace numérique. 

En réalité, la surveillance est au cœur de la communication numérique.  Cette situation est possible grâce aux propriétés même de ladite communication.

La politique des plateformes numériques, un système basé sur la surveillance

Le ou la partenaire violent.e peut exploiter les données initialement collectées par les plateformes numériques. En effet, afin d’atteindre des objectifs commerciaux notamment l’optimisation de la relation client et l’appariement entre annonceurs et consommateurs, les acteurs des plateformes numériques organisent la surveillance des utilisateurs. Appelée le data-driven network effects (Parker, Van Alstyne et Choudary, 2016), cette surveillance passe par la collecte automatique et de la gestion de leurs données personnelles. Surtout que grâce à l’automatisation ou la cybernétisation, la collecte et l’enregistrement des informations n’est plus limitée par la disponibilité de la main-d’œuvre humaine. Dès lors, les plateformes numériques sont devenues une ressource essentielle à la surveillance des utilisateurs grâce à des data et des algorithmes de plus en plus performants. Ils organisent et structurent les données collectées (dans tous les domaines: médicale, économique, culture …)  afin d’automatiser le quotidien des  utilisateurs ou d’influencer leurs décisions.

L’anonymat sur les réseaux sociaux constitue un exemple de ce phénomène. Les réseaux sociaux compliquent la notion d’anonymat parce que nécessitant la création d’un compte avec les informations personnelles et une identification de la part de ses utilisateurs. Chacun.e peut être identifié.e. Dans le contexte conjugal, l’agresseur.se peut décrypter l’identité de l’interlocuteur.rice de son.sa partenaire en procédant par de simples juxtapositions ou comparaisons des informations disponibles sur un réseau social.

De même, sur Whatsapp ou  Facebook Messenger …, l’on peut savoir quand son.sa partenaire est en ligne, l’heure exacte à laquelle il.elle était en ligne pour la dernière fois.  

“Parfois, j’écris à mon mec mais il ne me répond pas. Pourtant je vois bien qu’il est en ligne et qu’il a reçu et lu mon message. […] quand j’essaie de le rappeler vers 2h du matin, je constate qu’il est encore en ligne.”

Cycy

Par ailleurs, cette surveillance peut aller plus loin. Le.la partenaire jaloux ou violent  peuvent géolocaliser, épier les déplacements de son.sa partenaire grâce aux données que stockent les plateformes numériques. Sur Facebook par exemple, il suffit qu’un utilisateur active le GPS dans son appareil (mobile, PC …) et se connecte sur Facebook pour que ses contacts sachent sa position.

Le recours à la domination

De même, le partenaire violent peut aussi pousser -par la manipulation- ou exiger de la victime le partage de ses codes de comptes (boîtes mails, réseaux sociaux …) afin d’avoir un contrôle permanent. Selon le Centre Hubertine Auclert, “une victime de cybersurveillance sur trois (34%, n=19) a été contrainte de partager à la fois ses codes de téléphone, ses codes de compte mail et ses codes sur les réseaux sociaux. “Je lui ai donné mon mot de passe Facebook pensant que ça le rassurerait” nous confie Liana.

Les logiciels espions

Au-delà de suivre et d’interpréter les posts de son ou sa partenaire sur les plateformes numériques, la cybersurveillance conjugale peut également passer par des pratiques plus poussées comme l’installation de logiciels espions sur le téléphone de la victime (à son insu ou avec son consentement), ou encore le craquage des codes de déverrouillage pour assurer un contrôle continu de ses relations sociales, déplacements ou agissements. Le témoignage de Liana illustre bien le caractère démultipliée de cette surveillance: “Il s’est permis d’installer un logiciel sur mon téléphone qui lui permettait d’écouter les conversations en même temps que moi, ou de recevoir les SMS et messages whatsApp envoyés par mes amis.” 

En fait, l’une des principales propriétés qui rendent la communication numérique propice à ce type de surveillance est la possibilité d’avoir ou de générer une parfaite copie. En effet, sans matériel audio, il est difficile de reproduire avec exactitude une conversation (sans ajouter ou retrancher ou encore modifier le contenu) tandis que la reproduction d’un document écrit est très facile. De même, il est très facile de reproduire une information numérique car tout comme le document écrit, l’information numérique est codée en constituants distinctifs et reproductibles. Pour déplacer une information numérique d’un endroit à l’autre, il faut forcément en réaliser une copie parfaite. Or ce n’est pas le cas d’une information analogique étant donné que les données passent par des voltages ou des fréquences imprécises et éphémères. Avec le numérique, on peut connaître avec exactitude le contenu de messages d’autrui.

Outre  la possibilité d’avoir une copie exacte, la localisation géographique ne représente plus un obstacle. Même à distance, l’on peut surveiller son.sa partenaire. Liana et Cycy l’ont confirmé lors de nos entretiens. Dans les deux cas, le fait qu’elles soient à distance de leurs partenaires n’a pas empêché la surveillance. Le mari de Liana écoutait ses conversations téléphoniques, recevoir ses messages whatsApp en même temps qu’elle. Depuis son domicile, Cycy pouvait voir quand son petit ami était en ligne ou lire ses discussions avec d’autres filles sur Facebook.

Enfin le développement d’internet et des cultures expressives accroît les modalités de production et de diffusion des informations. Aujourd’hui, l’internaute (une personne lambda) peut, sur le mode de la participation,  construire ou développer des informations relatives à un domaine (scientifique, social, économique …) comme l’espionnage et les partager avec sa communauté. Cette situation favorise la vulgarisation des informations (en terme d’existence et d’utilisation) sur les logiciels espions gratuits comme payants et les rend plus facilement accessibles au grand public. Dès lors, il est très facile de se documenter et de télécharger un mouchard pour épier son.sa partenaire. “Je suis allée sur Youtube pour regarder un peu comment ça fonctionne […] Il existe plusieurs applications. Après trois jours de recherches de logiciels de piratage sur google, j’ai trouvé une application gratuite qui s’appelle Pirater.me .” déclare Cycy.

Conséquences

Le développement des plateformes numériques et des logiciels de surveillance posent un réel problème de confidentialité, de respect de l’autre et de sa vie privée. Ces cybersurveillances, passant entre autre par une usurpation d’identité et un viol de la vie privée, sont passibles de sanctions juridiques. “Il écrivait à mes contacts Facebook en mon nom comme si c’était moi qui écrivais.” Liana

Tout comme les violences conjugales traditionnelles, les cyberviolences conjugales peuvent engendrer de lourdes conséquences sur les couples (séparation ou divorce), les enfants (mauvais comportements), les proches et leurs entourages (problèmes relationnels). On observe chez les victimes de multiples conséquences : impact social (l’isolement), physique (la perte de sommeil dû au stress), mental (la perte de confiance en soi) et professionnel (le manque de concentration, les conflits avec les collègues).

Casas Vila Glòria, « Médiation familiale : quelle place pour les violences conjugales ? », Empan, 2009/1 (n° 73), p. 70-75. DOI : 10.3917/empa.073.0070.

https://www.cairn.info/revue-empan-2009-1-page-70.htm 

Centre Hubertine Auclert (2018); Rapport Cyberviolences conjugales: recherche – action menées auprès des femmes victimes de violences conjugales et des professionnel-le-s les accompagnant

https://www.centre-hubertine-auclert.fr/sites/default/files/documents/rapport_cyberviolences_conjugales_web.pdf

Centre Hubertine Auclert (2018). Synthèse Cyberviolences conjugales: recherche – action menées auprès des femmes victimes de violences conjugales et des professionnel-le-s les accompagnant

https://www.centre-hubertine-auclert.fr/sites/default/files/documents/synthese_cyberviolence

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Elijah Sparrow (2014). OMSI. La surveillance numérique.

https://www.giswatch.org/fr/thematic-report/communications-surveillance/la-surveillance-num-rique 

Institut national de santé publique Québec (2020). Trousse média sur la violence conjugale : Facteurs de risques. [en ligne] consulté le (15 Octobre 2020).

https://www.inspq.qc.ca/violence-conjugale/comprendre/facteurs-de-risque 

Lyon, D. (2001) Surveillance Society: Monitoring Everyday Life. Buckingham: Open University Press.

Thomas GUIGNARD, « Données personnelles et plateformes numériques : sophistication et concentration du marché publicitaire », tic&société [En ligne], Vol. 13, N° 1-2 | 1er semestre 2019 – 2ème semestre 2019, mis en ligne le 20 avril 2019, consulté le 17 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ticetsociete/3377 ; DOI

https://doi.org/10.4000/ticetsociete.3377 

Zetter, K. (2014, 24 juin). Researchers Find and Decode the Spy Tools Governments Use to Hijack Phones. Wired.

www.wired.com/2014/06/remote-control-system-phone-surveillance

L'auteur.e

Pakoussime Simone Kabassema
Après une licence d’Information et Communication à l’Université de Lomé et un Master d’Innovations en Communication à l’Université Paris 13, elle intègre le Master Industries culturelles et Créatives (ICCREA) Plateformes numériques à l’Université Paris 8. Les Réseaux sociaux Numériques sont au cœur de son travail de recherche. Elle s'intéresse spécialement à l’image de marque et la communication de crise des entreprises via ces plateformes numériques.

Le.la photographe

Madeleine Catteau
Après une année de Graphisme à Bruxelles et un BTS Photographie à Roubaix, Madeleine intègre l’ENS Louis-Lumière en 2018. Intéressée par l’objet photographique, elle se spécialise dans la pratique du laboratoire argentique, et dirige son mémoire de Master 2 vers les ateliers photographiques pédagogiques. Dans sa démarche photographique, Madeleine cherche à hybrider les médiums, afin d’intégrer un aspect plus physique à ses réalisations.

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