Les sneakers
(basket) Chaussure originellement destinée à la pratique sportive, détournée de son usage premier pour être portée au quotidien.
La sneaker s’est imposée en quelques décennies comme la tendance et est devenue un objet de consommation de masse.Une tendance qui s’est très largement faite à travers les réseaux sociaux.
Cependant, elle correspond à des codes et un milieu culturel très précis, celui de la culture de rue. De part le rejet de la culture de rue comme une culture légitime, est-ce que l’identité de la sneaker ne se serait pas diluée dans sa massification ou au contraire, le message qu’elle diffusait au départ peut se perpétuer et se diffuser plus largement ?
Près d’un Français sur 10 (18-24 ans) collectionne les sneakers et la valeur moyenne des collections personnel est évaluée à 2 136 €. (Étude eBay x IFOP). Mais pourquoi cet engouement pour ce qui n’est qu’une basket ?
L’histoire commence il y a 40 ans où la sneakers s’impose comme un symbole de la street culture. Aujourd’hui avec les réseaux sociaux elle devient accessible au plus grand nombre. C’est comme ça qu’Amara, 31 ans, comptable peut porter sa dernière paire de Jordan au bureau alors que cela était auparavant impensable.
Impensable car la sneakers, symbole de la culture de rue au même titre que le jogging ou le sweat à capuche était étiquetée « vêtement de racaille » et assumée de ce fait par un petit groupe culturel avec ses propres codes.
Les réseaux sociaux sont au coeur de ce changement et de cette consommation à plus grande échelle car non seulement la sneakers devient plus accessible comme objet marchand, mais également les consommateur peuvent accéder a ses codes et univers.
Les plateformes jouent aujourd’hui un rôle primordial dans la marchandisation des objets. A tel point qu’on observe mêmes un travail de marchandisation des plateformes elle-même. Instagram par exemple, propose sur son interface une nouvelle fonctionnalité dédiée au shopping dans son onglet Explorer. Ces logiques publicitaires et marchandes couplées à l’implication affective des utilisateurs peuvent être l’origine de la diffusion massifié de la sneakers à travers les plateformes.
Et l’importance des échanges commerciaux et des nouvelles manières de communiquer participe à l’esthétisation et la fétichisation d’un symbole de contre-culture et de revendication, autant du point de vue de la production que de la réception.
Pour en comprendre plus sur la symbolique de la sneakers, mais surtout sur sa massification à travers les plateformes, nous avons interrogé trois passionnés de sneakers qui nous parlent de leur vision dans ces évolutions constantes.
Basket ou sneakers ?
Même si la plupart du temps les deux termes sont considérer comme des synonymes, il y a une petite différence subtile. Les baskets sont spécialement conçues pour le sport, alors qu’avec les sneakers, c’est l’apparence qui compte avant tout.
Depuis les années 1980, elles sont intégrées à la mode et à la vie de tous les jours, pour un usage citadin. Elles sont devenues pour les jeunes des objets cultes, les accessoires de mode les plus prisés dans la plupart des villes du monde. Ce passage au statut de « sneakers » date des années 1970 à New York où naît, dans le Bronx, le mouvement culturel du Hip-Hop. La basket, chaussure la plus confortable pour danser ou courir vite après avoir tagué un mur, fait partie de la panoplie du « breakdanseur » (danseur de hip hop). New York devient alors la capitale des baskets. Les jeunes se reconnaissent au style et à la marque de ces chaussures, comme moyen de distinction sociale.
C’est d’ailleurs par le sport que la sneakers est rentré dans la vie de Zack, 22 ans.
“Ce qu’il y a de fort avec le basketball, c’est que c’est le sport qui a la plus grande culture hors du parquet. Au début du hip hop, tous les artistes avaient des maillots de basket. Le basket et la culture hip-hop c’est trop lié, quand tu fais du basket, consciemment ou inconsciemment, tu es influencé par le hip-hop déjà de base, vu que la sneakers en fait partie. C’est un engrenage.”
Pour lui, le lien entre l’histoire et la basket est indissociable.
Certains passionnés connaissent une vraie frustration quant à la dimension massifié de la sneakers. Frustration car ils se sentent dépossédés.
Ce qui est sûr, pour eux, c’est que l’origine du problème réside dans l’accès aux réseaux sociaux.
Depuis 2015, les réseaux sociaux, et surtout Twitter et Instagram ont simplifié l’accès à la sneakers.
Le point de départ, c’est Instagram. Les passionnés ont partagé leurs collections, souvent avec des petites particularités esthétiques qui deviennent leurs pattes. On observe donc une esthétisation et une valorisation de la sneakers qui passe par la manière de prendre la photo et la mettre en scène : « J’étais au lycée, un jour on était dans le métro avec des potes et il y a un qui a posé ses pieds sur le siège et il a pris sa paire en photo. Je lui ai dit « ah ouais on tient un truc »… et j’ai commencé à faire ça…j’ai fait, et refait. Et au début… la basket, c’était pas aussi populaire que ça; ce qui fait qu’on était pas beaucoup à faire ça mais j’ai toujours eu ce truc de partager ce que je portais, déjà à l’époque ». – C’est ainsi que Amara a commencé à partager sa passion sur Instagram.
Ce concept de poster ses paires s’est étendu et il est certain que les usagers quotidiens, consommateurs ou non de basket, ont déjà vu passer une photo de sneakers sur leur feed Instagram. Les influenceurs mode, beauté et lifestyle présentent chaque jour leur tenue (les posts OOTD : « Outfit Of The Day » devienne une tendance viral sur les réseaux sociaux) et on y aperçoit de plus en plus des paires de sneakers. Cela permet l’élargissant des différentes dimensions esthétiques de la sneakers, sa diffusion était ainsi démemutiplier. La sneakers est devenue “trendy”.
Dans un deuxième temps, Twitter joue un rôle essentiel, en particulier dans l’accessibilité.
Des comptes spécialisés, souvent au croisement entre des comptes d’influenceurs et des médias vont partager les prochaines sorties, les différents liens des plateformes sur lesquelles vont sortir les paires… Mais la sneakers, quand elle est à portée de main, perd une grande partie de son essence.
En effet, pour Amara comme Zack, les médias sneakers les plus suivis aujourd’hui ne s’adressent pas aux passionnés:
Les médias sneakers sont des sites, comptes sur les réseaux sociaux, plateformes… sur lesquels sont traités les actualités globales de l’industrie de la sneakers. Ils ont pour but de couvrir les sorties sneakers, les lieux/liens où il sera possible de se les procurer et la manière dont la paire est accessible.
« Camino TV », média français n°1 spécialisé dans la sneakers et principalement présent sur twitter, partage toute les informations autour de cet univers.
Mais ce que Zack reproche à Camino, c’est qu’ils s’arrêtent à la dimension esthétique et commercial et ne mettent pas en avant les codes et l’histoire:
« Ce que fait Camino c’est bien, c’est pratique, mais le problème maintenant c’est que tout va vite et aujourd’hui on veut pas faire le travail de recherche.
Camino vont donner une info, mais c’est pas la finalité, ils vont donner les prémices après c’est à toi d’aller chercher, d’aller diguer ( = creuser), comme entre guillemets on faisait à l’ancienne nous ».
Zack a découvert que les sneakers avaient une histoire et des codes quand au collège, il va chez Foot Locker acheter une paire de TN toute noire.
Le soir même, il dit s’être fait savonner par son cousin, expliquant que ce n’est pas une paire pour lui et qu’elle veut dire quelque chose. Il est donc allé la rendre le lendemain. Pourquoi? Parce que dans la culture de rue, une TN noir est une paire porté par les trafiquants de drogue.
Autre sneakers, même histoire, la Air Force 1 est aujourd’hui une des paires les plus vendues dans le monde.
Mais au début des années 1990, la Air Force 1 était la chaussure qu’il fallait absolument porter à Harlem. Les trafiquants de drogue et autres délinquants l’avait adopté. Elle est appelée « Uptown », en référence aux populations des quartiers nord de New York. C’est l’âge d’or du hip-hop et les breakdancer ont inclus l’AF1 dans leur code vestimentaire.
Avec les réseaux sociaux, on assiste donc à une forme de récupération culturelle : un schéma qui est loin d’être nouveau.
Après avoir été rejeté par la masse, une sous-culture et ses objets culturels sont souvent récupérés et consommé à grande échelle. C’est le concept qu’à théorisé Dick Hebdige dans « Sous-culture. Le sens du style ». La masse fait totalement abstraction de l’essence de cette culture, car largement portée par la musique rap qui lui conférera sa popularité mondiale, la sneakers est d’abord l’étendard d’une contre-culture et d’une singularisation. Face aux standards établis et institués, on assiste à la transformation de signes sous-culturels en objets de consommation standardisés: ils sont dépouillés de leur caractère particulier. Et le particulier, c’est ce qui fait de cet objet un objet de rébellion.
Les réseaux sociaux, en plus de la rendre accessible, ont fait de la sneakers un élément de fétichisation culturelle. En écho à la fétichisation de la marchandise de Karl Marx. La question ici n’est plus autour du travail humain (théorie de la valeur de Marx qui établit que la valeur d’échange est créée et déterminée par le travail humain et mesurée par la durée du travail humain qui a été nécessaire à sa production), mais il y a un nouveau rapport entre valeur d’usage et la valeur d’échange qui modifie et dicte la consommation de la sneakers : « L’énigme du fétiche argent n’est donc que celle du fétiche marchandise».
La “hype” est essentielle dans cette dynamique.
La hype c’est le fait d’être à la mode, mais dans les définitions du mot on retrouve un lien indissociable avec l’hyper-médiatisation. La “hype”, est un peu une rationalisation de cette fétichisation: plus t’as de paires, mieux c’est. Tu peux avoir des paires que tu ne porteras jamais, mais le simple fait de les posséder fait de toi une personne stylée. Et surtout, ta paire, plus elle se revend chère plus elle est belle et cool.
En effet, un des effets collatéraux de cette massification, c’est la revente de baskets. Une grande partie des consommateurs cherche à acheter pour revendre car les paires parfois rares peuvent se vendre jusqu’à dix fois leur prix de base. Et cela modifie totalement le rapport à la chaussure.
“Mais concrètement, aujourd’hui, je poste sur mon feed une paire qui vaut 2000 euros à la revente. Je vais avoir des likes, les gens vont dire que c’est lourd. Je vais poster une paire qui est sortie il y a 10 ans, qui est incroyable qualitativement parlant et qui a une vrai histoire. Les gens ne vont même pas calculer.” – Amara
Il y a peut-être une part d’ego dans ce processus. Pour certains, les réseaux sociaux servent à leur reconnaissance sociale. Des consommateurs qui n’ont pas une vraie attache à la sneakers se disent qu’en quelques clics, ils peuvent accéder à un objet convoité par des millions de personnes et qu’ils ne seront qu’une poignée à gagner. Pourquoi ne pas essayer ?
Ainsi, pour Amara, les réseaux sociaux ont fait émerger deux profils de consommateurs de sneakers: les passionnés qui aiment la chaussure et son histoire et ses codes. Et ceux qui ne sont là que pour l’aspect monétaire, pour la hype tant convoitée…
Mais au final, ce qui compte réellement pour Zack et Amara, c’est leur rapport personnel à la sneakers. Et bien que le problème dans la massification soit la perte du caractère symbolique, ils sont aussi conscients que le problème relève aussi cette dynamique d’hyper consommation et marchandisation dans laquelle ils prennent part également.
Les logiques de consommation évoluent au même titre que les algorithmes et interfaces des plateformes changent. Ainsi, la cible est toujours plus large. L’évolution, qu’on l’envisage autant comme positive que négative, est au final inévitable. Les garçons cherchent donc à se concentrer sur l’évolution avant tout, et acceptent le fait la massification peut aider à la reconnaissance de la culture de rue.
Ce qui compte pour eux, c’est que certains consommateurs continuent à développer un rapport très personnel et authentique et que l’histoire ne se perde pas.
Bibliographie
Khodorowsky, Katherine. « Chapitre 3. Marketing à destination des jeunes : comment les séduire ? », , Marketing et communication Jeunes. Vendre aux générations Y et Z, sous la direction de Khodorowsky Katherine. Dunod, 2015, pp. 83-149.
Le Guern, Philippe. « Dick Hebdige, Sous-culture. Le sens du style. Zones, Éditions La Découverte, Paris, 2008 (traduction française de Subculture. The meaning of style, 1979) », Sociologie de l’Art, vol. ps15, no. 1, 2010, pp. 203-209.
Tjaden, Karl Hermann. « Le caractère fétiche de la marchandise et du capital comme résultat de la civilisation occidentale », Actuel Marx, vol. 43, no. 1, 2008, pp. 112-125.