Si l’avènement du livre numérique marque un tournant important sur le marché du livre et de l’édition, il est toutefois illusoire de penser que cette tendance puisse se substituer au traditionnel livre imprimé. Même si ce support offre des usages et des avantages indéniables permettant une adaptabilité aux différents profils et besoins des lecteurs, le livre numérique n’est pas une solution miracle...
(english) Digital books will never replace the printed book!
(english) While the emergence of digital books marks an important turning point in the book and publishing worlds, it is nevertheless incorrect to think that this trend will replace the traditional print book. Even though the advantages of digital book are undeniable as they can adapt to different reader profiles and needs, they are not a miracle solution.
La numérisation des contenus et l’internet ont eu un impact significatif sur le marché du livre. Le succès de livres électroniques tels que le Sony Reader, le Barnes & Noble Nook et l’Amazon Kindle ont contribué à stimuler la popularité des livres électroniques. Plus tard, les tablettes et les smartphones ont également contribué à cette tendance croissante. On les retrouve partout aujourd’hui, dans les entreprises, les administrations ou les bibliothèques. Les livres numériques ou ebook sont porteurs de réalités, usages et besoins très variés. L’objectif de cette étude est d’examiner le marché du livre numérique et de mettre en évidence les différences existantes avec le marché du livre imprimé afin de répondre à notre interrogation suivante : dans quelle mesure pouvons-nous affirmer que le livre numérique ne remplacera pas le livre imprimé ? Pour cela, nous sommes allés à la rencontre de trois personnes aux parcours et expériences différents. Hervé Le Crosnier, ancien enseignant chercheur à l’Université de Caen-Normandie et éditeur à succès chez C&F éditions qui a fait le pari de l’édition en éditant ses ouvrages aussi bien sur format numérique qu’ en format imprimé, Demir Tucge étudiante en communication audiovisuelle et chargée de mission au sein de la Fondation Plage pour l’art et Marine Bonnier, libraire à Gibert jeune depuis 2009.
La tendance du livre numérique
En constante évolution, le marché du livre numérique attire en permanence de nouveaux usagers. En 2019, pour la première fois depuis ses débuts, le chiffre d’affaires des livres numériques excède les 100 millions d’euros, soit une augmentation de 6 % par rapport à 2017. Cela représente également 14 millions d’exemplaires vendus d’après une étude de l’institut GfK. Attractif en raison de sa fonctionnalité et du libre accès à certaines œuvres, l’offre numérique a convaincu une grande majorité des lecteurs. Les liseuses numériques représentent une nouvelle tendance, un nouveau rafraîchissement de par leur capacité de gestion et de stockage du contenu. Faciles à utiliser, transportables, il est possible de stocker des centaines de livres en un seul endroit. Un clic suffit pour pouvoir en acquérir davantage. La question du coût est aussi l’un des arguments les plus populaires qui alimentent le débat sur les livres imprimés et électroniques « Je suis étudiante, j’ai pas forcément un gros budget à consacrer au livre, surtout si c’est pour de la lecture académique je vais surtout utiliser le contenus pour avancer dans mes travaux donc je sais que je vais forcément les utiliser longtemps ou les conserver dans le temps, je vois donc pas l’intérêt d’investir de l’argent dedans », nous explique Tugce.
« j’ai pas forcément un gros budget à consacrer au livre » — Tugce Demir
Le plus souvent, les livres numériques sont proposés à un prix d’achat nettement inférieur à celui d’un livre commercialisé par un éditeur traditionnel. Cela s’explique aussi par le fait que les coûts de production et de distribution d’un livre numérique sont bien inférieurs à ceux d’un livre imprimé. Pour les livres numériques payants, il existe un seuil psychologique qui se situe entre 5 et 10 euros pour les livres très techniques et/ou traités avec des droits d’image importants. Au-delà de ce prix, un investissement financier ne semble plus justifié. En effet, certains considèrent que le livre numérique ne justifie pas une contribution financière très importante car le fichier numérisé à moins de valeur. Le livre électronique est donc tout à fait abordable. Cependant, tout le monde n’est pas prêt à investir dans un appareil tel qu’un lisseur, qui peut être coûteux. Cela dit, les coûts à long terme d’une utilisation régulière des livres électroniques sont plus avantageux.
Il existe de nombreux format au livre numérique commercialisé actuellement de titres commercialisés tel que Epub, Kindle (MOBI, AZW3), Fb2; PDF professionnel, Djvu; Office Microsoft Word (Doc, Docx, Rtf), ODT, text TXT et autres. Ces applications ou supports de lecture payants ou gratuits sont téléchargeables aussi bien sur les smartphones, tablettes ou ordinateurs. Ajoutez à cela le fait qu’il existe des millions de fichiers PDF et de copies numériques de livres disponibles en ligne, dont beaucoup sont gratuits. Néanmoins, la lecture régulière de livres numériques ne semble pas pour autant impliquer la disparition de l’utilisation du papier.
Pourquoi les livres imprimés résistent-ils ?
Les revenus enregistrés par les maisons d’édition sont restés relativement stables au cours des dernières années. En 2018, les recettes des éditeurs (ventes de livres et de droits) ont augmenté de 2 670 millions d’euros à 2 806 millions d’euros en 2019, soit une hausse de 5 %. En 2019 le le nombre d’exemplaires vendus est à 435 millions, soit une augmentation de 3,8 % d’après le rapport du Syndicat national de l’édition (SNE). Cette stabilisation du marché du livre numérique a deux explications : l’intérêt économique des éditeurs français et l’attachement des lecteurs.
Un choix assumé
Dans un premier temps, il relève du choix économique adopté par les éditeurs français. Nous le savons, la demande en économie ne décide pas de l’orientation d’un marché « Les éditeurs n’en veulent pas. » avance Sylvie Bosser, maîtresse de conférences et docteure en Sciences de l’information et de la communication à l’Université de Paris VIII. Les éditeurs gagnent davantage sur le livre imprimé que sur le livre numérique. Selon Hervé Le Crosnier, dont les travaux en sciences de l’information et de la communication s’articulent autour de la question des biens communs de la connaissance et de la démocratisation des usages numériques : « Économiquement, le livre imprimé reste plus rémunérateur. Dans notre optique, avec un prix du livre numérique environ de la moitié voire moins que le prix du livre imprimé, nous le considérons comme une « édition de poche », qui paraît donc quand l’équilibre économique du livre a été assuré par les ventes de l’imprimé. Il faut souvent regarder les questions économiques au-delà des questions philosophiques.»
Selon le Syndicat national de l’édition (SNE) la part des ventes numérique dans le chiffres d’affaires est de 8,42% en 2018 ce qui est très faible. Sur la question de l’édition numérique, nous avons pu interroger Hervé Le Crosnier, selon lui « Le numérique n’est pas important, c’est l’usage qui peut en être fait, parce qu’il y a un mythe de l’usage des nouvelles technologies , certes l’internet permet le développement des techniques d’éditions mais modèle économique du livre reste et cela quel que soit le support », la question ne doit pas être réduite à un déterminisme technologique, il poursuit ainsi « pour un éditeur, les différences entre l’imprimé et le numérique ne sont pas très importantes. Le travail de réalisation reste essentiellement le même. » Il existe différentes formes d’édition coexistent selon le domaine et le public visé. Si le travail éditorial reste le même, comme l’affirme Hervé Le Crosnier, certaines pratiques d’édition vont elles aussi évoluer, comme par exemple l’identification des textes et des personnes susceptibles de produire en numérique. Internet doit être considéré comme un allié essentiel pour les ventes,« Internet facilite et accélère la relation avec les libraires, maintenant les lecteurs commandent plus facilement ».
Dans leur ouvrage L’édition à l’ère numérique , 2018 , Benoît Epron et Marcello Vitali-Rosati se proposent de donner un éclairage sur l’impact du numérique non seulement sur les outils, mais plus largement sur la culture numérique de l’édition en analysant les principaux aspects de l’édition qui sont modifiés par les mutations culturelles, sociales et économiques qui caractérisent notre époque. Ils identifient trois fonctions : celle de produire des contenus, celle de les faire circuler et celle de les légitimer. L’édition est donc en mutation, mais elle reste fondamentale. Deux constats ressortent de leurs réflexions : premièrement, les dispositifs de médiation permettant aux contenus d’exister et de rester accessibles demeurent fonctionnels et ont un rôle essentiel dans nos sociétés ; deuxièmement, il est nécessaire de s’interroger sur les formes et les modalités de ces dispositifs.
« Économiquement, le livre imprimé reste plus rémunérateur » — Hervé Le Crosnier
L’attachement au livre imprimé
Dans un second temps l’expérience lecteur participe aussi à la pérennité du marché du livre imprimé. Le livre imprimé reste une référence historique et conserve ainsi une valeur symbolique qui fait défaut au livre numérique. De part sa sensorialité marquée notamment par le plaisir de la texture, le toucher, l’odeur du papier, l’esthétique des couvertures ou les souvenirs personnels affiliés qui lui donnent une personnalité propre. Certains amateurs de livres préfèrent encore le format papier « Les livres en papier sont généralement très bien conçus, ils ont une bonne apparence et une bonne odeur, et ils ont une touche plus humaine », déclare notre libraire Marine interrogé sur la question. Selon une étude réalisée en 2020 par le Syndicat national de l’édition (SNE), la Société des Gens de Lettres (SGDL) et SOFIA l’Organisme de gestion collective dédié exclusivement au secteur du livre , 68 % des lecteurs préfèrent acheter de nouveaux livres imprimés contre 15 % pour les livres numérique. Concernant les livres imprimés, la pratique de la lecture est plus assidue (38% des lecteurs) ou plus régulière (20%) que pour les livres numériques (18% et 19%). Le livre imprimé a également une valeur transactionnelle : il peut être donné, prêté ou revendu. Il y a un attachement matériel qui se crée pour l’objet. Ainsi, les livres imprimés sur papier pourront être partagés contrairement aux livres électroniques. Il est impossible de remplacer le lien social et communautaire consistant à partager un livre, à s’asseoir avec ses enfants et à regarder ou lire ensemble.
À mesure que le monde évolue rapidement vers une expérience numérique basée sur la technologie, la lecture semble se situer à un tout autre niveau. En outre, les grands lecteurs ont tendance à préférer la lecture sur support imprimé, ce qui, dans certains cas, reflète un désir de possession d’objets matériels (plutôt qu’un besoin utilitaire) « l’objet physique est très attrayant. Les éditeurs produisent des livres incroyablement beaux, donc les couvertures sont souvent belles, ce sont de beaux objets », déclare Marine. Le livre imprimé a une représentation valorisée par un sentiment d’identité, voire d’intimité. Quand on lit un livre imprimé, c’est un moment privilégié qu’on s’accorde à soi-même, mais également un moment de plaisir, de partage avec ses proches. « L’important dans un livre, c’est qu’on puisse le lire en s’extrayant de l’environnement, en prenant le temps de pénétrer dans les idées, de les comprendre, les intégrer ou les rejeter. Un livre est un moment séparé du flux » nous explique Hervé LeCrosnier. Tandis que dans certains cas la relation au livre numérique est plus fonctionnelle, sa dématérialisation sous format de fichier informatique le rend moins authentique et personnel, sans parler du fait qu’il est dépendant d’un support virtuel (tablette, liseuse, ordinateur) pouvant apporter une distance, et donc une dépréciation du support.
« l’objet physique est très attrayant » — Marine Bonnier
Même si les livres numériques promettent une plus grande interactivité, une innovation en termes de design de la narration ou de participation du lecteur, elle comporte toutefois des limites nous expliquent Sylvie Bosser et Françoise Paquienseguy dans Le livre numérique en questions, 2014, « ces résistances sont liées à ces processus qui parfois innovent, sans prendre en compte l’antériorité des pratiques et l’apprentissage de la lecture ». La lecture sur support numérique n’est pas évidente et pose quelles interrogations sur les usages et la réutilisation des données des lecteurs.
Les limites du numérique
Les livres numériques sujets au piratage
Pour commencer, le problème du piratage informatique qui est une des cybercriminalités les plus importantes et les plus répandu à l’heure actuelle. Bien qu’il ne soit pas aussi populaire que le piratage musical ou le piratage de logiciels, le piratage des livres électroniques est une tendance croissante, en particulier avec l’augmentation de dispositifs tels que l’iPad et le Kindle, qui offrent un tout nouveau champ de possibilités pour les livres électroniques. Les ventes de livres numériques augmentent rapidement, tout comme la demande de livres électroniques. Le piratage affecte directement les lois sur le droit d’auteur, car il constitue une violation directe de celle-ci. La copie, le téléchargement et le partage illégal de livres électroniques privent les auteurs et les propriétaires de livres électroniques protégés par des droits d’auteur des bénéfices qu’ils en tirent. Lorsque l’acheteur initial d’un livre électronique souhaite le partager avec un ami, il lui suffit souvent d’en joindre une copie dans un courrier électronique et de l’envoyer, sans savoir qu’il a violé le droit d’auteur si le téléchargement original reste sur son ordinateur. La stricte application du droit d’auteur restreint les droits du lecteur d’un livre électronique. Le droit d’auteur est difficile à faire respecter à l’ère du numérique. Les éditeurs et les détaillants de livres électroniques ont associé divers logiciels de gestion des droits numériques aux livres électroniques afin d’empêcher toute utilisation non autorisée, par exemple la lecture sur un appareil que le vendeur n’a pas autorisé à visualiser le livre.
La lecture sous surveillance
Une nouvelle forme de capitalisme a trouvé le moyen d’utiliser la technologie à ses fins, appelé aussi « capitalisme de surveillance ». Elle fonctionne en fournissant des services gratuits que des milliards de personnes utilisent allègrement, permettant ainsi aux fournisseurs de ces services de surveiller le comportement des utilisateurs dans les moindres détails – souvent sans leur consentement explicite. Le capitalisme de surveillance revend l’expérience humaine comme matière première, celle-ci est traduite en données comportementales alimentant les algorithmes. Bien que certaines de ces données soient appliquées à l’amélioration des services, grâce à ce fonctionnement nombreuses grandes entreprises se sont enrichies avec ces opérations commerciales notamment Google, Facebook ou encore Amazone. Le modèle économique des plateformes numériques repose largement sur le capitalisme de surveillance. Les grandes firmes récupèrent les données des lecteurs de livres numériques lors de la lecture des livres des utilisateurs à des fins commerciales ou de surveillance. Voilà qui est fort avantageux pour les plateformes numériques, puisque cela permet de savoir quand le lecteur est en train de lire, s’arrête, tourne ou revient à une page, sans compter les différents liens hypertextes distrayant la lecture. Il y a toute une récupération des données personnelles. Ce modèle est totalement différent de celui adopté par les éditeurs français pour l’instant.
En comparant les deux, on constate que si les livres imprimés à couverture cartonnée sont populaires pour leur authenticité et la sensation de détenir un vrai livre, les livres électroniques sont plus fonctionnels et se vendent beaucoup mieux en termes de facilité de transport. Quand les livres en format numérique se sont développés sur le marché, certains ont craint que le livre imprimé ne disparaisse. Or, aujourd’hui dans le milieu littéraire, on constate que les deux modes de lecture coexistent bien. On ne peut remplacer le plaisir de lire un livre imprimé par un appareil. Nous pouvons donc dire que, contrairement aux attentes, le livre imprimé survit toujours aux côtés du livre électronique. Les technologies de numérisation de contenus aident dans une certaine mesure les éditeurs et les libraires à atteindre de nouveaux publics et objectifs. Le livre numérique ne remplace pas le livre imprimé, bien au contraire, il vient le compléter. Dans l’ensemble, la lecture de livres numériques constitue davantage un complément qu’un substitut au livre imprimé, lequel garde, à travers sa valeur sensorielle, un attrait certain. Les livres se présentent désormais sous des formats variés pour s’adapter et répondre aux besoins des différents profils de lecteurs.