Dans le marché de l’alimentation, les pratiques se voient modifiées notamment par l’émergence de nouvelles technologies. Yuka est un cas exemplaire de ces « transformations numériques » qui modifient les choix et pratiques alimentaires des Français.
« Aujourd’hui [27 novembre 2018] nous sommes à 7 407 080 utilisateurs », entendons-nous dans les bureaux de la start-up Yuka, située au sein de la Station F, à paris. Et c’est un fait ! Actuellement, Yuka est numéro un dans le classement des « apps gratuites » en France dans la catégorie « Forme et santé » . C’est, d’abord, par deux entretiens avec des stagiaires formées à l’intérieur de cette jeune entreprise innovante que nous allons aborder le contexte du point de vue des promoteurs et des concepteurs du projet. Puis, c’est en observant et en interrogeant des personnes dans les supermarchés, que nous chercherons à confirmer la prise de Yuka sur les consommateurs, tout en essayant de mieux faire apparaître les leviers de ce succès, d’une part, et les enjeux socio-numériques qu’ils impliquent1, d’autre part.
Pour structurer et unifier notre enquête, nous nous poserons une question principale : dans quelle mesure les pratiques des consommateurs-usagers dans le secteur de l’agro-alimentaire sont-elles reconfigurées et réinvesties par l’application Yuka ?
Dans une première approche, « naïve », on pourrait, en effet, penser que cette application s’adresse aux profils des jeunes parents urbains, ou encore à la tranche des 25-35 ans variant de la classe moyenne à la classe supérieure (les personnes qui mangent « bio », agriculture raisonnée, qui font attention à leur poids) et qui utilisent leurs smartphones.
Cependant nous nous apercevons que les utilisateurs de Yuka constituent une population beaucoup plus large et variée. On y retrouve une réelle hétérogénéité dans le public de l’application. En effet, le « bouche à oreille » permet de dépasser les limites du public en ligne. En cela, Yuka est une application avant tout numérique mais qui dépasse les critères de cible comme l’âge, le genre, la classe sociale et les pratiques numériques.
De plus, Yuka est une application qui pourrait réconcilier les personnes « seniors » avec les TIC3, car il y a toujours de la méfiance, voire de la défiance vis-à-vis des applications, mais eux aussi veulent « se connecter » (Bourdeloie, Boucher-Petrovic, Les TIC et les seniors).
L’application a été conçue pour être facile à utiliser et surtout, accessible à tous ! Cela va des enfants jusqu’aux seniors4, grâce à un code couleur bien déterminé et qui attrape l’oeil (notion de l’eye catching5), à la navigation intuitive et au design épuré. Catherine, 70 ans, nous explique qu’elle n’est pas à l’aise avec son smartphone, pourtant iPhone 7 Plus (pour les initiés), mais qu’elle a installé l’application Yuka et s’en sert régulièrement car la santé est primordiale pour elle « depuis l’avènement du bio il y a déjà de nombreuses années ». Il n’y a pas d’âge pour manger en conscience et s’informer sur ce que l’on veut ingérer dans notre corps !
Dû au fait que l’application s’intéresse à la consommation alimentaire et à la santé avec une interface qui est facile d’utilisation ainsi qu’une échelle de notation simple à apprivoiser (variant de « excellent » à « mauvais »), elle permet de toucher tout le monde car ces deux secteurs sont devenus les préoccupations de la société moderne. C’est là que réside la force même de l’application : elle répond à un besoin urgent des Français.
Aussi, sa particularité est qu’elle est utilisable et praticable uniquement sur smartphone (son interface n’est pas designée6 pour le web). Charlotte complète nos propos en disant très justement qu’« évidemment, cela implique qu’il faut être équipé pour utiliser l’application (avoir un smartphone) mais cela englobe plus de personnes que cela n’exclut ! ». Du côté des fondateurs de Yuka et l’équipe, cela oriente forcément leurs missions numériques pour la développer : le support utilisateur, écriture des articles du blog, la veille web et presse, l’animation des réseaux sociaux (Facebook et Instagram)…
Les marques sont forcément impactées par cette application qui fait son essor et se développe de jour en jour, car, rappelons-le, le concept est d’alimenter la base de données en ajoutant des nouveaux produits via l’application et en remplissant ses propriétés ; cela peut être fait par tous les utilisateurs, c’est donc une application complètement collaborative7 !
Elles doivent donc s’adapter en conséquence, voire améliorer leurs produits afin d’obtenir une meilleure note dessus, ou encore tenter de faire des partenariats pour mettre en avant leur bonne note, ou encore utiliser l’argument « Yuka ». Cependant, « les fondateurs refusent car ils ne veulent pas émettre de doutes sur leur indépendance » nous confie Adélie, ancienne stagiaire de Yuka.
L’impact du numérique sur le marché de l’agroalimentaire est impressionnant et total. Par le biais d’une application, les enseignes veulent revoir les recettes de leurs produits en fonction de celle-ci !
D’ailleurs, depuis quelques mois, on remarque que les marques et les enseignes de distribution ont repensé le milieu de la « nutrition » et de la « santé » dans les rayons, même si les actions de certaines marques font cela uniquement à visée marketing en profitant de cette tendance du bien manger (healthy)…
Cependant, on aimerait croire que d’autres tentent de préparer leurs nouvelles recettes en prenant compte de la notion de Yuka afin de proposer de meilleurs produits !
Quant au réflexe de la pratique gestuelle, le « scan » se fait en deux « clics » lorsque l’on ouvre l’application, il est donc facile d’utiliser son smartphone in situ. D’autant plus que socialement, cela n’est pas « mal vu » par les vendeurs ou les consommateurs. En effet, le geste n’est pas « agressif ».
Malgré le caractère alarmiste de l’application sur l’alimentation, les Français veulent savoir ! Yuka est prise au premier degré, et a une légitimité bien construite pour conquérir de nombreuses personnes.
Le geste de sortir son téléphone portable et de scanner les produits aurait pu paraître « rude » mais on remarque dans les rayons que les personnes qui l’utilisent n’ont aucune gêne et s’en amusent car la force du « scan » engrange un « comique de répétition » : nous avons envie de tout scanner !
Cependant, on remarque qu’il n’y a pas de réseau téléphonique dans certains magasins, et donc il n’y a aucune possibilité de pouvoir scanner les produits, c’est peut-être la limite de l’application qui nécessite du réseau. Lorsque nous nous sommes rendus dans un magasin, nous n’étions pourtant pas situés en sous-sol, sauf qu’il y avait aucune possibilité d’utiliser l’application.
Yuka s’appuie sur une base de données ouverte et collaborative Open Food Facts8, qui fonctionne sur le même modèle que Wikipédia. Par ailleurs, les utilisateurs de Yuka peuvent contribuer à enrichir cette base de données en renseignant de nouveaux produits directement dans l’application ou en corrigeant les informations des produits déjà renseignées. Les données sont alors immédiatement reversées à Open Food Facts. Les utilisateurs de Yuka réaliseraient environ 3000 nouveaux produits (donc contributions) par jour dans la base de données collaborative, nous dit Charlotte, actuelle stagiaire employée au sein de la start-up. Elle ajoute qu’ « environ 400 000 personnes utilisent l’application tous les jours, et environ 3 millions une fois par semaine ».
Afin d’assurer la cohérence des indications sur les aliments (l’application étant collaborative), il existe une double vérification a posteriori des produits rajoutés dans l’application par les utilisateurs. D’abord par la vérification par les administrateurs d’Open Food Facts, puis par la vérification par les autres utilisateurs : les utilisateurs de Yuka peuvent modifier directement une erreur dans l’application, ou bien la signaler auprès de l’équipe pour correction. Comme nous le souligne Adélie : les erreurs qui nous sont remontées sont corrigées sous 24h. « Si un utilisateur entre des données erronées, il est immédiatement banni et ne peut plus utiliser l’application sur son téléphone. »
Cela fait penser aux forums avec d’un côté les modérateurs qui ont la possibilité de « bannir » et de l’autre les utilisateurs qui alimentent les forums et/ou les blogs. On pense également à la notion d’intersurveillance (à l’exception que ces contributions sont effectuées à titre anonyme9, fort heureusement !) car le travail des usagers et consommateurs10 est véritablement soumis au double check !
Cela peut questionner la question des data : sommes-nous surveillés par rapport aux produits que nous « scannons » (publicité personnalisée), par rapport à la localisation mais aussi par rapport à nos appareils électroniques également ?
De plus, elle s’inscrit (malgré elle ?) dans les nouveaux enjeux du numérique actuels et cela passe par la production participative11 ou encore le digital labor12 qui consiste à faire travailler l’usager -consommateur gratuitement sans le savoir au service des industries culturelles, s’inscrivant tout de même dans un rapport d’interdépendance.
On constate que le numérique s’invite partout et particulièrement dans les supermarchés, à savoir le service du « Drive » 13qui consiste à faire ses courses en ligne (on soumet une liste des courses sur la plateforme) afin de les récupérer au supermarché ou bien de les faire livrer chez lui.
A contrario, le principe du digital labor peut se renverser car en proposant cela, le consommateur qui utilise le service fait travailler quelqu’un d’autre (un employé) qui va déambuler dans les rayons pour satisfaire sa liste de courses, et cela s’effectue par la médiation de la plateforme du supermarché. Cela serait alors du « labor labor » par le digital.
Parmi les personnes interrogées, toutes sont unanimes ! Ils ont bien adopté le réflexe de « yukatiser », car oui, nous l’avons bel et bien entendu sous sa forme verbale par une fervente utilisatrice de l’application, Corinne, 38 ans. Elle fait ses courses tout en utilisant l’application dans les rayons, d’un geste naturel et très rodé. Elle est fière de nous en parler, mais également d’en faire la « promotion » dans son entourage, car selon elle, cela a révolutionné sa vie dans sa manière de consommer « intelligemment ». Il y a donc une prise de conscience chez beaucoup de personnes.
On dénote une manière infantile de réagir qui va de soi liée la méthode de notation : nous nous retrouvons tous confrontés aux mauvaises notes (et aux bonnes !) comme à l’école, et cela confère à l’application un côté très ludique, qui donne à chacun le pouvoir de commenter l’alimentation des gens autour de soi. Si l’on voit qu’un produit est « mauvais », le malaise est bien présent ! Même si la situation s’avère « amusante », l’hésitation d’acheter le produit malgré sa notation médiocre est bien présente. C’est bien là que réside l’utilité de Yuka : la note obtenue sur le produit pèse fortement dans la balance…
Nous avons entendu beaucoup de discours sur la nouvelle manière de se nourrir, les consommateurs sont tous alertes des dangers que représente l’industrialisation agro-alimentaire et ses scandales (la vache folle, les pesticides, les lots contaminés par des bactéries…).
Tout le monde est concerné car nous sommes ce que nous mangeons (cf. Lise Bourbeau, Qui es tu ?)
À travers les surfaces d’écran, nous n’y échappons pas ! À la télévision (les publicités, les documentaires, les dispositifs de caméras cachées), les ordinateurs, les nouvelles applications (l’appli Too Good To Go14 pour éviter le gaspillage ou encore l’appli Courseur15 qui consiste à faire faire ses courses par le voisin, etc.)…
Les possibilités d’évolutions et de variantes ne se limitent pas qu’à la notation de produits puisque Yuka pourrait ajouter d’autres fonctionnalités comme une barre de recherche, le développement d’un mode hors-ligne permettant de scanner sans réseau, l’accès à une description détaillée de la nocivité des additifs, des alertes pour détecter le gluten, le lactose, l’huile de palme, etc. Par la tendance du « sans » : sans gluten, sans lactose, sans sucres ajoutés, sans paraben (Yuka cosmétiques), cruelty-free16, etc., de nombreux produits sont diabolisés (à juste titre pour la plupart) d’un jour à l’autre, et cela sera toujours exploitable pour Yuka !
« Ne pas manger trop salé », « ne pas manger trop sucré », aujourd’hui, c’est la négation complète « Ne pas » et la préposition « sans » (« free » en suffixe dans les pays anglo-saxons) qui dominent le secteur de l’agro-alimentaire. En effet, nous devons être en alerte de tout17, et nous nous sentons d’autant plus responsables que nous sommes les premiers consommateurs qui encourageons la production des aliments sur le marché. Ce climat de méfiance a créé de la défiance, en outre, les consommateurs veulent à présent tout « décrypter »18, à commencer par les étiquettes des produits.
Sur un autre plan, dans une société et une époque où tout le monde « checke » son smartphone sans arrêt notamment dû aux notifications permanentes (cf. Ertzscheid « l’homme synchronisé ») avec la pression des industries du numérique, nous nous demandons si cela n’est pas l’application de trop ? Nous ne nous regardons plus lorsque nous entrons dans un supermarché, chacun est dans sa ‘bulle à filtres’ (Eli Pariser), mais paradoxalement à ces dires qui viennent de part et d’autre, l’appli pourrait-elle relancer les contacts humains19 ?
En effet, nous avons pu voir des utilisateurs de Yuka ou des personnes qui ne connaissent pas l’appli, être intriguées par le geste se reconnaître échanger un sourire ou quelques mots. Cela pourrait réinjecter du social20 au sein même des espaces publics, à l’heure où nous paraissons isolés numériquement ? On note alors une possibilité d’émancipation avec le numérique (Babette et Lucien).
Le numérique dépasse déjà les frontières de l’âge, du sexe, de la classe sociale, de la profession, et l’application Yuka pourrait-elle dépasser les préjugés intergénérationnels qui pèsent de nos jours, en réinvestissant dans la vie sociale et dans les rapports humains ?
1 Nous ne citerons pas les noms des enseignes dans lesquelles nous nous sommes rendues, par souci de cohérence et de neutralité dans le cadre de notre approche sociologique
3 BROTCORNE P. et VALENDUC G. (2009), « Les compétences numériques et les inégalités dans les usages d’Internet », in Les Cahiers du numérique, vol. 5, n° 1, pp. 45-68.
4 BOURDELOIE H. et BOUCHER-PETROVIC N. (2014) « Usages différenciés des TIC
chez les seniors au prisme de l’âge, du genre et de la classe sociale », tic&société [En
ligne], Vol. 8, N° 1-2.
5 La notion d’eye catching fait référence aux techniques de création publicitaire ou de design qui ont pour vocation d’attraper l’œil ou le regard des consommateurs ou individus exposés à un produit ou un message publicitaire.
6 https://fr.wikipedia.org/wiki/Design
7 BOUQUILLION P., MATTHEWS J. T.(2010), Le Web collaboratif, Mutations des industries de la culture et de la communication, Presses universitaires de Grenoble, Grenoble.
8 https://fr.openfoodfacts.org
9 ROCHELANDET F. (2010) Économie des données personnelles et de la vie privée, La Découverte, Paris.
10 DUJARIER M-A (2009) « Quand consommer, c’est travailler », Idées économiques et sociales 4, 158, p. 6-12.
11 AGUITON Chr., CARDON D. (2008) « Web participatif et innovation collective
», Hermès, n°50, p. 75-82.
12 CASILLI A. CARDON D.(2015), Qu’est-ce que le digital labor ?, Ina Global 2015
13 https://fr.wikipedia.org/wiki/Drive_(commerce)
14 « Too Good To Go est née d’un constat, le gaspillage alimentaire, et d’une envie, donner à tout le monde l’opportunité de s’engager joyeusement contre ce non-sens. Grâce à Too Good To Go, chaque commerçant, partout en France, peut éviter la poubelle à ses produits et ravir les habitants de son quartier. Chaque jour, ce sont 7 tonnes de nourriture qui sont sauvées grâce à vous. Bravo ! Merci ! » https://toogoodtogo.fr
15 « Entraide, collaboration, liens entre voisins et entre les générations, amélioration de la qualité de vie, respect de l’environnement, dynamisation des territoires. Nous pensons que nous pouvons conjuguer développement économique et respect de ces valeurs. Courseur, c’est l’entraide plein de bon sens. » https://courseur.com
17 BOULLIER Dominique (2009), « Les industries de l’attention : fidélisation, alerte ou immersion», Réseaux n° 154, p. 231-246.
18 AÏM Olivier (2008), « La rhétorique du décryptage comme réponse médiatique à l’injonction contemporaine à la visibilité. » dans Voir, être vu. L’injonction à la visibilité dans les sociétés contemporaines (Nicole Aubert et Claudine Haroche), Érès, 2008
19 TURKLE S. (2011) Alone Together. Why we expect more from Technology and less from each other, New York, Basic Books.
20 PROULX Serge (2015) « Usages participatifs des technologies et désir d’émancipation : une articulation fragile et paradoxale », Communiquer, 2015(13), 6777.