L’art-thérapie, discipline fondée sur la sensorialité et les interactions humaines, se trouve aujourd’hui confrontée à la vague de la transition numérique. Si l’intégration d’outils technologiques offre de nouvelles possibilités, elle suscite aussi des inquiétudes quant à leur impact sur l’expérience sensorielle et relationnelle essentielle à cette pratique.
Dans le cadre de notre démarche photographique, le témoignage d’un sujet atteint de bipolarité sert de prompt pour ChatGPT :
«D’ailleurs, je fais des choses incroyables quand je suis dans cet état-là, que je ne ferais pas en temps normal. Vous volez, personne ne va assez vite. Dans votre esprit, les idées fusent, vous allez vite, vous comprenez vite. Ça a pu être agréable. Quand vous êtes comme ça, vous êtes sûr de vous, vous avancez. L’année dernière, j’ai voulu conduire très vite dans un virage. Du coup j’ai été hospitalisée parce que j’étais très mal. C’est très difficile de vivre avec soi-même. C’est compliqué pour l’autre, compliqué pour notre entourage mais pour nous aussi.»
Le pixel pourrait remplacer le crayon,
l’Intelligence artificielle serait un art-thérapeute.
Les émotions remontent à la surface et le pixel devient la nouvelle matérialité.
L’art-thérapie repose historiquement sur une interaction directe avec des matériaux physiques tels que le papier, l’argile, la toile, etc. Ces éléments concrets proposent une expérience sensorielle qui encourage l’exploration des émotions et la régulation psychique. La manipulation de la matière, le contact tactile et les gestes créatifs comme extension du corps, des mains, sont au cœur de cette pratique.
L’utilisation des interfaces numériques soulève des questions fondamentales sur l’évolution de l’art-thérapie. Il est important de distinguer les logiciels de création artistique des plateformes de communication telles que Zoom ou Teams. Il s’agit dans cette étude d’aborder les outils de création comme les logiciels ou les tablettes graphiques. Contrairement aux plateformes, qui maintiennent et simplifient éventuellement la connexion entre thérapeutes et patients, les logiciels numériques introduisent de nouveaux outils directement liés à l’acte créatif en tentant de reproduire sur écran les matériaux traditionnels.
Les outils numériques semblent se placer dans une suite logique au sein de la course à l’innovation. Pourtant, ils ne se présentent pas forcément comme un remplacement, mais plutôt comme une alternative ouvrant à d’autres perspectives. Ces logiciels, bien qu’enrichissant le spectre des possibles, posent des défis par rapport aux valeurs qui constituent l’essence même de l’art-thérapie : sont-ils à même de restituer l’intensité sensorielle et relationnelle qui en fait la singularité ?
Pour explorer ces enjeux, nous avons recueilli les témoignages de cinq praticiens (art-thérapeutes) aux opinions tranchées sur l’intégration des interfaces numériques à leurs ateliers. Cette diversité de points de vue nous permet d’aborder les avis exposant les points de vue des plus sceptiques aux plus enthousiastes. En abordant la course à l’innovation sous cet angle, nous montrons que le numérique, loin de remplacer l’art-thérapie traditionnelle, constitue une voie parallèle, se trouvant capable de révéler des dimensions inédites de la créativité et de l’accompagnement thérapeutique.
Sur les cinq art-thérapeutes interrogés, quatre ont été sélectionnés pour leur pratique de l’art-thérapie traditionnelle. AD, art-thérapeute depuis 10 ans, a suivi des enseignements de graphisme et d’art appliqué. Elle se spécialise aujourd’hui dans la peinture et le dessin. MD est quant à elle art-thérapeute plasticienne indépendante pour les jeunes et les personnes âgées résidant dans des Ehpad. HD est art-thérapeute indépendante ayant suivi une formation d’ergothérapeute, IB est thérapeute au sein d’un établissement de santé mentale. Pour finir, le dernier spécialiste est JC, récemment diplômé d’art-thérapie. Il a rédigé son mémoire sur l’évolution de l’art-thérapie vers le numérique et réalise à ce jour des ateliers qui s’inscrivent dans cette démarche.
Son étude critique les enjeux de l’intégration des interfaces numériques dans l’art-thérapie, en s’interrogeant sur leur impact à propos de l’essence sensorielle et humaine de cette pratique. Elle examine le potentiel du numérique, ses limites face à la matérialité des pratiques traditionnelles, et la manière dont il peut enrichir, sans remplacer, les fondements de l’art-thérapie.
L’injonction au numérique dans la santé
L’intégration des outils numériques dans l’art-thérapie s’est accélérée, notamment pendant la pandémie de COVID-19, permettant de maintenir un lien avec les patients à distance. Cependant, cette transition pose des questions sur la qualité de l’expérience thérapeutique.
La COVID a accéléré le processus de transition numérique sans néanmoins remettre en question l’essence de la pratique, puisque même à distance, les arts pratiqués sont ceux de l’art-thérapie traditionnelle.
D’autres praticiens perçoivent le numérique comme un outil complémentaire, utile dans des contextes spécifiques ou pour des patients aux besoins particuliers. La clé, selon eux, est de ne pas le substituer aux pratiques traditionnelles mais de l’utiliser comme un appui.
Le logiciel numérique comme outil facilitateur ou vecteur de créativité
Pour ML, le numérique peut jouer un rôle en tant qu’outil de recherche : « J’utilise le téléphone portable comme un outil de recherche d’images, quand on doit rechercher un modèle à dessiner.» Dans d’autres cas, il permet d’explorer des formes de créativité inédites, comme les tableaux sonores ou les avatars virtuels. Julien illustre cette complémentarité : « Le numérique n’est pas opposé, il complète la pratique analogique. Exemple de l’autiste qui a besoin de pâte à modeler pour mettre en scène sa production devant l’écran afin de pouvoir appréhender la création de son avatar dans un jeu vidéo. »
Une étude qualitative menée par Roy (2021) confirme cette utilité dans l’accompagnement des personnes autistes, pour qui le numérique peut constituer un prolongement sécurisé de la matérialité.
Des patients réceptifs à de nouvelles formes de sensorialité
Certains praticiens notent que l’absence de matière physique peut être compensée par une expérience sensorielle alternative. Marie-Line précise : « Il y a une forme de sensorialité quand même. […] En ressenti, ça doit provoquer quelque chose en nous qui peut être très plaisant, alors qu’on n’a pas la matière sur les doigts. » Pour des patients qui n’aiment pas manipuler de la matière ou qui souffrent de troubles sensoriels, les logiciels peuvent donc offrir une alternative intéressante.
L’usage des outils numériques modifie intrinsèquement la dynamique thérapeutique. HD, dans ses entretiens, illustre cette rupture : « Finalement, dans la relation avec les patients, très vite, on en sort parce que c’est la vie réelle qui doit être en jeu. »
Les distractions associées au numérique, comme les notifications des réseaux sociaux ou les jeux vidéo, peuvent également perturber le déroulement des séances. MD souligne que « ça sollicite beaucoup les personnes, parce que ça peut les rendre curieuses, mais ça peut aussi les distraire. »
Malgré ces limites, certains outils numériques se démarquent par leur capacité à enrichir les pratiques. Des logiciels comme Artweaver ou Corel Painter simulent des textures réalistes, rapprochant l’expérience numérique de la matérialité. HD note : « Chaque médium a ses avantages. Par exemple, le dessin structuré peut aider les patients désorganisés. »
On demande à l’IA de se placer en tant qu’art thérapeute lors d’une séance d’art-thérapie.
Je te propose de prendre un moment pour explorer ces sensations à travers le dessin, la peinture ou tout autre médium qui te parle. L’idée n’est pas de juger ce qui sort, mais de donner une place et une forme à ces expériences. En les matérialisant, tu pourrais peut-être les voir sous un autre angle, et cela peut nous guider dans la suite de notre travail ensemble. Qu’en penses-tu ?
Numérique ou papier, une question de sensorialité
En art-thérapie, le toucher et l’appréhension des textures sont essentiels : le papier, le grain, sa résistance participent au processus thérapeutique, tout comme l’erreur, qui devient une ressource à intégrer. Les logiciels numériques, avec leur infinité de choix et leur capacité à corriger immédiatement, bouleversent cette dynamique en éliminant le rôle de l’imprévu. Dès lors qu’un patient se “trompe” dans son processus, il est obligé de composer avec cette erreur pour continuer sa production. Dans le cas d’une production numérique, cette erreur ne peut être exploitée.
Ce conflit entre matérialité et numérisation soulève des questions : le numérique enrichit-il ou appauvrit-il la pratique ? Bien qu’il promette accessibilité et modernité, il pourrait aussi menacer l’essence physique et tactile de l’art-thérapie. « Le numérique casse cela », résume AD, praticienne. L’introduction du numérique en art-thérapie soulève un conflit (récurrent dans de nombreux domaines) : celui de la matérialité, pilier historique de la discipline, et celui du numérique, perçu comme une solution moderne mais déshumanisante.
Un objectif, deux conceptions
L’évolution des supports numériques en art-thérapie suscite des avis tranchés parmi les praticiens que nous avons interrogés. Les personnes sceptiques expriment une méfiance : le numérique déplace selon elles l’expérience vers une omniprésence du visuel, où les choix infinis offerts par les outils numériques pourraient rendre plus difficile la connexion sensorielle et émotionnelle. Pour autant, il serait réducteur d’opposer frontalement numérique et art-thérapie traditionnelle.
L’acceptation des outils numériques varie selon l’âge et l’expérience des praticiens. Les jeunes praticiens valorisent l’accessibilité et la créativité que donnent les logiciels, tandis que les plus expérimentés, comme AD, expriment des réticences : « Je ne pense et n’espère pas que l’art-thérapie évolue vers le numérique. »
La manipulation de la matière, l’irréversibilité des gestes artistiques, ou encore l’importance des erreurs créatives sont des aspects essentiels de l’art-thérapie traditionnelle. Comme le souligne AD : « En art-thérapie, comme on n’a pas la matière, par exemple pendant le confinement, il était question des séances à distance, mais ça a été plutôt des appels téléphoniques pour maintenir un lien social. » La perte de cette matérialité, amplifiée par la distance numérique, fragilise selon les sceptiques l’efficacité thérapeutique.
MD précise : « J’adore les matières. Parce que je trouve que c’est vraiment ça qui peut être efficace, c’est la manipulation de la matière, des outils associés, le pinceau, la peinture, etc. » Les travaux de Bussière (2020) démontrent que l’utilisation de matériaux physiques favorise une connexion émotionnelle et un accès au non-verbal, deux éléments difficiles à reproduire dans un environnement numérique.
Une étude réalisée par un des praticiens interrogés montre que certains patients, comme les personnes autistes dans ce cas-là, trouvent dans les jeux vidéo (univers numérique de création) une manière unique de s’exprimer en exploitant la représentation virtuelle (création d’avatars) et en s’aidant de pâte à modeler pour sentir de leurs mains les modifications d’avatars : ils mobilisent à la fois le toucher et le visuel, la tradition et le numérique.
On demande à l’IA de répondre à ces questions sous forme de prompt, puis on génère les images correspondantes.
Pour les moments où c’est difficile de vivre avec moi-même, je vois une texture lourde et rugueuse, comme une roche sombre et froide. Ça ressemble à une masse énorme, immobile, qui m’écrase et m’empêche de bouger. Elle est grise, presque noire, et elle absorbe toute la lumière autour d’elle. Je pense que je préférerais travailler avec de la peinture, particulièrement l’acrylique.
Contraintes techniques et cognitives du numérique
JC évoque une difficulté d’adaptation : « Problème, car il faut être technique pour s’approprier un outil numérique. » En effet, les patients fragiles ou peu habitués aux outils numériques peuvent se retrouver déstabilisés, ce qui impacte directement la relation thérapeutique. AD va plus loin : « Je trouve cela violent pour le patient. […] Elle casse tout simplement la relation. »
Ces retours confirment que l’interaction directe et la spontanéité des séances traditionnelles risquent d’être compromises par une médiation technologique.
Les outils numériques, malgré leurs avantages, présentent des limites structurelles qui entravent leur adoption en art-thérapie. La perte de la dimension tactile, la surcharge cognitive et les inégalités d’accès technologique posent d’importants challenges.
L’absence de dimension tactile : un obstacle insurmontable ?
Le contact avec des matériaux concrets, tels que la peinture ou l’argile, est central dans l’art-thérapie traditionnelle. Il agit comme un vecteur de régulation émotionnelle et d’expression créative. Antonio Damasio (2018) explique que le toucher active des zones cérébrales essentielles pour apaiser le stress et favoriser l’ancrage émotionnel. HD illustre cette limitation lors des séances numériques : « Très vite, il y a des digressions, parce qu’en fait, ils ont accès aussi à leur jeu vidéo et donc ils vont avoir l’appel du jeu vidéo, qui va être un vrai parasite. » Cette absence de matérialité, combinée à des distractions numériques, éloigne les patients de l’objectif thérapeutique.
L’utilisation de logiciels et de plateformes numériques peut imposer une surcharge cognitive supplémentaire, en particulier pour les patients fragilisés. Les recherches de Sweller (2019) démontrent que l’apprentissage ou l’utilisation de nouveaux outils exige des ressources cognitives significatives. Cette charge cognitive peut entraver l’introspection et réduire la capacité des patients à exprimer leurs émotions. Comme l’explique MD : « Ça sollicite beaucoup les personnes, ça peut les rendre curieuses, mais ça peut aussi les distraire. »
L’accès aux outils numériques soulève également des questions d’équité. Les populations vulnérables, comme les personnes âgées ou celles vivant en situation de précarité, n’ont pas toujours accès à une technologie fiable ou à une connexion internet stable. Cela pourrait aggraver les inégalités dans l’accès aux soins et marginaliser davantage les patients déjà défavorisés. Une réflexion éthique est nécessaire pour intégrer ces outils sans exclure des catégories de patients.
L’importance de préserver les fondements de la discipline
La matérialité et l’interaction humaine constituent le cœur de l’art-thérapie. Ces éléments favorisent une alliance thérapeutique difficile à reproduire dans un environnement numérique. Les travaux de Gussak (2018) démontrent que l’engagement sensoriel avec des matériaux physiques permet une externalisation des émotions, un processus essentiel pour les patients souffrant de troubles graves. AD souligne : « Nous devons évoluer sans perdre ce qui fait l’essence de notre discipline. » Le toucher, l’odeur des matériaux et le geste créatif apportent une dimension sensorielle irremplaçable. Lors des entretiens, plusieurs praticiens insistent sur cet aspect fondamental. Hélène explique : « En art-thérapie, le contact avec la matière, c’est le cœur du soin. » Les écrans digitaux, en revanche, manquent de cette capacité à engager les sens de manière profonde.
Si les outils numériques peuvent compléter certaines pratiques, leur intégration ne doit pas altérer les valeurs fondamentales de l’art-thérapie. MD précise : « Je ne suis pas fermée parce que je pense qu’il y a plein de possibilités, mais ce n’est pas la même chose que d’avoir les doigts dans la peinture. » Pour dépasser l’impasse entre tradition et innovation, une réflexion concertée entre praticiens et chercheurs est indispensable. Le numérique n’est pas rejeté par tous, mais tous les experts rencontrés s’accordent à reconnaitre que son intégration nécessite d’être encadrée pour préserver les fondements de l’art-thérapie.
Pour l’état d’euphorie, je visualise quelque chose de très lumineux, presque aveuglant. Une sorte de jaune doré qui éclate, comme des feux d’artifice ou des éclairs rapides. Ça irradie dans toutes les directions, sans limites, comme si ça débordait de moi.
Le numérique : un outil complémentaire et non un substitut
Bien que certains praticiens reconnaissent les avantages du numérique, ils insistent sur le fait qu’il doit rester un outil complémentaire. HD propose un usage ciblé : « Par exemple, utiliser des cartes son numériques pour créer des tableaux sonores avec des patients en situation de handicap mental. » Cette approche illustre que, dans certains contextes, le numérique peut enrichir la pratique sans la dénaturer. La dualité entre le pixel et le papier pousse les praticiens à repenser leur pratique dans un contexte où innovation et tradition coexistent.
Enfin, une réflexion éthique doit accompagner l’introduction du numérique. L’objectif est de garantir que ces outils ne remplacent pas, mais enrichissent les pratiques traditionnelles. Cela passe par des projets pilotes, une co-conception avec les praticiens, et une évaluation continue des impacts sur les patients.
Certains praticiens appellent à une résistance collective face à l’injonction de la digitalisation. AD résume : « Je ne pense et n’espère pas que l’art-thérapie évolue vers le numérique. » Ce positionnement souligne la nécessité de défendre les spécificités de la discipline face à la standardisation imposée par le numérique.
Une œuvre symbolique qui explore le contraste et la transformation entre deux états émotionnels. Une transition où la masse sombre se métamorphose en une cape légère et flottante, d’un gris doux avec des nuances de bleu clair. En arrière-plan, le chaos lumineux évolue progressivement en un ciel calme et apaisant.
Démarche photographique
Dans le cadre de cette enquête, un recueil des témoignages de patients a été réalisé, mettant en lumière leurs expériences et perceptions dans le contexte de l’art thérapie. Ces témoignages ont été transmis à ChatGPT, qui a été invité à se mettre à la fois dans la posture du thérapeute et celle du patient. Les images ont ensuite été générées dans Dall-e L’objectif était de générer des images reflétant l’état de ces témoignages dans une tentative d’explorer la capacité de l’IA à diriger, interpréter et refléter des états émotionnels complexes.